« Hao ba ! » Un policier chinois nous ouvre une barrière et nous laisse pénétrer dans une des plus grandes cités monastiques de tous les temps. C’est encore plus difficile que de passer une frontière entre deux pays, car nos passeports étrangers auraient pu être une bonne raison pour que nous soyons refoulés sans même une explication. Mais la chance nous sourit et nous pénétrons à Yarchen Gar, où vivent et méditent environ 10 000 personnes. Nous voici à 4000 mètres d’altitude. Nous venons d’effectuer plusieurs centaines de kilomètres depuis Chengdu, la capitale du Sichuan, sur des routes et parfois des pistes difficiles.
Après avoir déposé nos affaires dans l’unique auberge du lieu, nous déambulons à pied dans un labyrinthe de ruelles de terre. Les haut-parleurs diffusent un enseignement dans toute la cité. Nous arrivons sur les lieux où des milliers de fidèles écoutent la parole du maître, Asang Tulku, que l’on distingue à peine sur le balcon du temple principal. Ils sont assis en tailleurs ou en lotus, un livre sur les genoux dans un terre-plein aussi grand qu’un stade de foot. La plupart utilisent un parapluie pour se protéger du soleil. Des moinillons en profitent pour mendier quelques yuans (monnaie chinoise) afin de pouvoir se nourrir le reste de la semaine.
Asang Tulku qui dirige la cérémonie est le successeur de Achuk Rinpoché (1) qui, au début des années 80, initia ce campement pour des moines et qui l’ouvrit, chose rare, pour des nonnes bouddhistes de la lignée Nyingmapa, l’école des anciens. Son but était d’enseigner la méditation et l’expérience directe de la voie à tous et surtout aux religieuses, trop souvent mises à l’écart des enseignements de qualité.
Guru Rinpoché, le second Bouddha historique
Considéré par les Tibétains comme le second Bouddha historique, Guru Rinpoché, originaire de la vallée de swat au Pakistan, fut invité au VIIIe siècle par le roi Trisong Detsen afin d’enseigner le bouddhisme tantrique au Tibet. C’est Shantarakshika, un éminent moine de l’école de Nalanda en Inde, qui conseilla au roi tibétain de faire appel à Guru Rinpoché. Ensemble, ils traduisirent des textes sanscrits, fondèrent l’école des Nyingmapa et Samye, le premier monastère bouddhiste du Tibet. D’autres grands maîtres poursuivirent ensuite leur travail ; et au cours du temps, d’autres lignées virent le jour.
Parmi elles, la lignée Kagyupa issue de Marpa le traducteur puis de son disciple Milarépa, celle des Sakyapas fondée par Khön Konchog Gyalpo et celle des Guelugpas par Tsong Khapa.
Les femmes, au cœur de la cité
Nous arpentons à nouveau les rues. Les nonnes habitent, parfois à plusieurs, dans des abris de fortune construits de bric et de broc avec des matériaux de récupération, bâches plastiques, cartons, briques, bois et murs de pierres sèches. N’ayant pas accès à l’eau courante, elles font la queue tous les jours à l’unique robinet qui dessert plusieurs centaines de cahutes pour aller chercher de l’eau pour cuisiner, se laver, faire des travaux ménagers… Pour faire la lessive, elles se déplacent près des points d’eau du quartier ou vont directement à la rivière qui serpente. Les femmes occupent le cœur de la cité. Les hommes sont installés autour.
Entre les abris de fortune, nous observons une dizaine de religieuses mettre en place des moulins à prières géants. Elles en sont au début et remplissent les rouleaux de textes de prières imprimés sur tissus ou papier. Le rouleau sera ensuite serti et mis en place de façon à ce que les pratiquants puissent le faire tourner. Chaque tour effectué, des milliers, voire des centaines de milliers de prières, seront ainsi envoyés vers les esprits et les cieux.
Un peu plus loin, quelques-unes rejoignent un commerce, une petite échoppe qui grâce à ses quelques lignes téléphoniques fixes, leur permettront de communiquer avec leur famille ou amis qui sont souvent à plusieurs milliers de kilomètres de là. Certaines viennent de Shanghai ou d’autres régions de Chine. Leur motivation est sans faille, car se retrouver au milieu de milliers de Tibétains et passer des hivers rudes pouvant atteindre -20 °C dans la journée sans chauffage ni eau courante révèle non seulement de l’abnégation, mais aussi de la bravoure. Leurs journées débutent vers 5h du matin et le petit-déjeuner à lieu deux heures plus tard. Les pratiquants hommes et femmes méditent huit à douze heures par jour.
Sur les hauts plateaux de l’Himalaya, déterminées, les fourmis du Dharma œuvrent pour que chaque être trouve la paix intérieure et pour la paix du monde.
Une colline couverte d’étranges cahutes attire également notre attention. Ces dernières sont minuscules, un homme ou une femme même de petite taille ne pourraient pas y tenir debout ni s’allonger. Ce sont des cellules de méditation. En dehors de transmission orale directe, l’école nyingmapa insiste sur la pratique. Par les chaleurs de l’été et la froidure intense de l’hiver, les religieuses y passent des journées entières.
Bien que le gouvernement chinois organise régulièrement des destructions du site, comme ce fut le cas en 2001, puis entre 2016 et 2019, le lieu reste vivant, mais demeure soumis au bon vouloir de Pékin. Ainsi, entre les moments qui peuvent conduire à des « purges » et à l’emprisonnement dans des conditions atroces de certains religieux, il arrive aussi que des pratiquants puissent venir étudier à Yarchen. Mais jamais personne ne sait sur place de quoi, le lendemain sera fait.
Je mesure la chance incroyable que j’ai de pouvoir visiter ce lieu aux enjeux politiques et religieux certains, d’être un témoin de l’histoire du pays et d’assister à une tranche de vie certes pas facile, mais encore et toujours possible des méditantes du Tibet oriental. L’enthousiasme et la détermination des femmes que nous avons rencontrées m’ont touché profondément et j’espère que leurs chemins ne connaîtront pas les embûches que certaines connurent par le passé.
Sur les hauts plateaux de l’Himalaya, déterminées, les fourmis du Dharma œuvrent pour que chaque être trouve la paix intérieure et pour la paix du monde. Elles savent que d’autres centres tantriques tels Larung Gar, qui eut jusqu’à 25 000 méditants, connurent des évictions et destructions massives. Yarchen Gar pourrait connaître le même sort, mais dans un monde d’impermanence, il est aussi permis d’espérer.