Je viens d’arriver au « Pays des brigands gentilshommes » d’Alexandra David Neel, des « cavaliers du Kham » de Michel Peissel. Le Tibet Oriental, le Kham, qui appartient aujourd’hui aux provinces chinoises du Yunnan et du Sichuan. À peine arrivée au village de Tagong, la porte d’entrée de cette région depuis Chengdu, je me retrouve en plein western tibétain. La plupart des Khampas (habitants du Kham), des nomades, portent encore leur chuba (grand manteau de laine de mouton), un sabre ou un couteau à la ceinture, et ont une tresse enroulée autour de la tête avec du fils de laine ou de coton rouge. Ils ont fière allure lorsqu’ils montent leurs chevaux ou leurs motos.
La majorité des monastères de la région ont été reconstruits et accueillent aujourd’hui des milliers de moines et de nonnes. Dzogchen, Yarchen, Pelpung, Kathok, Pelyul, Dzongsar, Degué pour n’en citer que quelques-uns.
Découverte des débats dialectiques bouddhiques
Après avoir arpenté cette région de long en large, je me retrouve dans le village de Dzongsar. Le monastère appartient à l’école Sakyapa, je le devine aux murs d’enceinte rayés de couleur blanche, rouge et bleue. En passant près d’une cour encerclée d’un muret trop haut pour que je puisse voir ce qu’il s’y passe, j’entends un étonnant brouhaha, une cacophonie de paroles, de cris et de bruits de claques, qui surgissent à intervalles très courts. Il y a du rythme ! Je ne m’attendais pas à trouver une ambiance aussi « belliqueuse » dans un monastère, cela attise ma curiosité. Je pénètre dans l’enceinte, un spectacle étonnant s’offre à moi : des dizaines de moines de tous âges se tiennent en binôme et s’affrontent verbalement.
Des claquements de main pour faire circuler la parole
Le Kenpo (maître de philosophie) Tenzin Dawa m’explique, en anglais : « Tous les jours, les moines de tous niveaux et tous âges se réunissent dans cette cour afin de confronter leur connaissance et leur compréhension des textes qu’ils viennent d’apprendre ». Celui qui questionne est debout et termine sa phrase d’une grande claque de ses deux mains tendues vers l’interrogé qui, lui, est assis. Ce dernier doit alors répondre le plus rapidement possible en faisant, à son tour, un claquement de mains en direction de la personne debout et en lui posant, si possible, une autre question. « C’est impressionnant, mais cela permet de s’habituer à rester concentré et savoir qui a la parole dans la joute verbale », précise le Kenpo.
« Tous les jours, les moines de tous niveaux et tous âges se réunissent dans cette cour afin de confronter leur connaissance et leur compréhension des textes qu’ils viennent d’apprendre dans des joutes verbales ». Kenpo Tenzin Dawa
J’apprends ainsi que ces débats philosophiques font partie intégrante de l’enseignement et ne datent pas d’hier. Avant même l’existence du Vajrayana, le bouddhisme de l’Himalaya, les universités bouddhistes indiennes comme Nalanda utilisaient déjà cette pratique. Plus tard, les rois du Tibet comme Trisong Detsen ou Songsten Gampo l’adoptèrent à leur tour et réunirent fréquemment les plus grands érudits de la région et des pays voisins pour des débats philosophiques ou les aider à prendre des décisions sur des sujets d’importance religieuse. Si les questions des jeunes novices sont de l’ordre de la récitation et portent sur des enseignements de base – ce qu’est la nature des Trois Joyaux, les Quatre Nobles Vérités, l’Octuple Sentier -, en revanche, les débats entre érudits (par exemple ceux qui passent leur examen de Kenpo) sont d’un niveau extrêmement complexe. Les textes ayant plusieurs niveaux de compréhension, douze ans d’étude de philosophie bouddhiste ne sont pas de trop pour intégrer les subtilités des enseignements.
L’infinie connaissance des philosophes bouddhistes
D’un seul coup, je me rends compte que cette expérience a élargi ma vision du bouddhisme : il ne se limite pas à la méditation silencieuse ni à a récitation de mantra. Je ferme les yeux et écoute ce qui n’est qu’une cacophonie pour moi, mais qui est, en réalité, un échange riche et nécessaire pour avancer sur la voie du Dharma. Pendant quelques instants, je m’imagine être à Samyé près de Lhassa au VIIIe siècle quand le roi du Tibet, Trisong Detsen, avait invité les meilleurs érudits des traditions bouddhistes chinoises et indiennes pour décider en toute connaissance laquelle adopter pour son pays. Ayant choisi le bouddhisme indien, il avait ensuite officialisé sa décision en présence de Padmasambhava et de Shantarakshita. Cet événement appelé concile de Lhassa fut le début du bouddhisme tibétain, le Vajrayana.