Tashi Nyima : une génération en exil : résistance et résilience

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Originaire de la région du Kham au Tibet, Tashi Nyima a été forcé de quitter son village, à 28 ans, pour échapper à l’incarcération, après avoir participé à une manifestation à Lhassa. Arrivé en France sans connaître un mot de français, après un incroyable périple des montagnes de l’Himalaya à Paris, sous une fausse identité, c’est à Paris qu’il a choisi de s’installer, à l’issue d’un difficile chemin de résilience, et qu’il a ouvert son restaurant (1). Son parcours éclaire le nouveau visage d’une génération de Tibétains en exil. Rencontre.

D’où venez-vous et comment avez-vous quitté le Tibet ?

Je suis né au Tibet, dans la région du Kham, à la frontière de la Chine. J’ai grandi dans un village de 200 personnes, où il n’y avait pas d’école, mais les moines du monastère voisin nous enseignaient à lire et à écrire le tibétain. J’ai suivi leurs enseignements de 13 à 17 ans, tout en aidant mes parents, qui élevaient des yaks, des chevaux, des moutons, et cultivaient le blé, l’orge et les petits pois. Je suis resté au village jusqu’à l’âge de 25 ans. Ma sœur a décidé de devenir nonne à l’âge de 19 ans, elle est partie au monastère de Yarchen Gar. Mon frère aîné, lui, est resté au village. À 25 ans, mon oncle m’a proposé de poursuivre mes études à Lhassa, je suis donc parti le rejoindre. Le 10 mars 2008 a eu lieu une manifestation contre la Chine organisée par les moines, qui s’est prolongée pendant une semaine. Nous revendiquions le retour du Dalaï-Lama au Tibet, la liberté religieuse et l’autonomie du Tibet. Les policiers chinois ont arrêté les manifestants, et nous nous sommes enfuis pour échapper à la prison. Je suis retourné dans ma région natale pour me cacher dans les montagnes, pendant sept mois, jusqu’à mon départ pour le Népal. Je ne suis retourné à Lhassa que pour y trouver un guide tibétain, qui puisse nous amener au Népal avec neuf autres personnes.

Comment s’est déroulé ce périple ?

Nous sommes partis de Lhassa en camionnette, et après sept heures de route, nous avons marché pendant vingt jours, de nuit, en nous cachant la journée, car le parcours était surveillé par la police chinoise. C’était très difficile, nous avons dû grimper jusqu’à 6000 mètres, et parfois plus, dans l’Himalaya en plein hiver ! Nous n’avions aucune autre nourriture que la tsampa (2) que nous avions emportée, et nous buvions l’eau des montagnes. Nous ne nous lavions jamais, car la température descendait jusqu’à – 30 degrés !

Qu’est-ce qui a été le plus difficile durant cette marche ?

La peur, car la neige rendait la marche dangereuse, et il faisait si froid qu’on ne sentait plus nos pieds ; on ne savait même plus s’ils existaient encore. Certains membres de notre groupe sont morts en chemin… Et puis nous avions peur de la police, c’est pourquoi nous marchions de nuit.

Comment s’est passée votre arrivée au Népal ?

Nous sommes arrivés à Katmandu, au centre d’accueil fondé par le Dalaï-Lama, et nous y avons été hébergés jusqu’à notre départ pour l’Inde, le temps que soit délivré le permis de l’ambassade de l’Inde pour Dharamsala. Je suis resté un an à Dharamsala, où j’ai poursuivi mes études. Mais je ne voyais pas mon avenir à cet endroit, et j’ai décidé de partir pour la France.

Pourquoi avez-vous choisi l’Hexagone ?

J’ai toujours aimé ce pays. À Lhassa, les professeurs nous enseignaient l’histoire de l’Europe, et j’aimais l’histoire de la France, sa politique, la Révolution, la façon dont le peuple s’était libéré. Cette histoire me plaisait, j’avais envie d’y aller. Aujourd’hui, j’y réside depuis neuf ans, je m’y me sens bien ; j’aime ce pays.

Comment y êtes-vous arrivé ?

J’ai acheté un passeport népalais à un Indien, et je suis parti pour la France en passant par le Pakistan et la Russie, pour arriver à l’aéroport

Charles de Gaulle, où, dès la sortie de l’immigration, la police m’a arrêté : « D’où venez-vous ? » – « Du Tibet ». Ils m’ont dit : « Avec un faux passeport népalais ? Repartez d’où vous venez ! » Et ils m’ont emmené au commissariat de police de l’aéroport pour me raccompagner à l’avion à destination de mon lieu de départ. Alors, je leur ai dit : « Je veux mourir, je vais me suicider ! » en me tapant la tête sur la porte de l’avion, sans m’arrêter. Ils m’ont raccompagné au commissariat puis envoyé chez le médecin. Je suis resté deux jours à la police de l’aéroport avant d’être transféré au Tribunal de Paris. Après l’examen de mon dossier, la juge m’a dit : « Signez ce document ». J’ai refusé, car je ne voulais pas être renvoyé. Mais elle a insisté, j’ai compris qu’il n’y avait pas de piège et j’ai signé. Elle a ajouté : « À présent, vous êtes libre, vous pouvez partir, mais vous devez quitter le territoire sous quinze jours ».

« Dans les sommets de l’Himalaya, la neige rendait la marche dangereuse, et il faisait si froid qu’on ne sentait plus nos pieds ; on ne savait même plus s’ils existaient encore. Certains membres de notre groupe sont morts en chemin… »

Qu’avez-vous fait ensuite ?

Je ne savais pas où aller : tout m’était étranger, je ne connaissais personne. C’était un moment bizarre, j’ai ressenti un grand vide. Je me suis assis dans le jardin à côté du Tribunal, et j’ai contemplé cette étrangeté ; je ne savais que faire. J’ai demandé aux passants s’ils pouvaient m’indiquer un centre d’accueil pour les réfugiés tibétains, mais personne n’en connaissait. Jusqu’à ce que je croise un homme qui m’a amené à la Chapelle, dans un jardin où se trouvaient des Tibétains. J’étais tellement heureux ! J’ai enfin pu obtenir des renseignements pour la demande d’asile dans ce centre de la Chapelle, qui était la raison pour laquelle tous ces Tibétains étaient réunis dans ce jardin.

Comment avez-vous obtenu le statut de réfugié ?

J’ai fait une demande à Versailles, et j’ai obtenu l’asile politique sept mois plus tard. Ça s’est bien déroulé, les personnes étaient cordiales et m’ont bien aidé. Puis j’ai trouvé un travail dans une serrurerie, et j’ai étudié le Français. J’ai prévenu ma famille, soulagé mais triste, car mes parents savaient que nous ne nous reverrions jamais. J’ai dit à ma mère que je retournerai la voir, mais cela n’a pas été possible.

Ce voyage du Tibet en France a été une véritable épreuve…

Le plus dur a été le passage du Tibet au Népal, car la frontière est très dangereuse. La situation des Tibétains en Chine est extrêmement difficile, car ils n’ont pas de passeport et ne peuvent pas voyager avec la carte d’identité chinoise, le seul document qui leur soit attribué. Les Chinois contrôlent tout et refusent de délivrer des passeports aux Tibétains par peur de manifestations contre le régime à l’étranger. Seuls 100 000 Tibétains ont réussi à quitter le pays ! Beaucoup d’autres sont toujours enfermés dans les prisons chinoises pour avoir manifesté…

Continuez-vous à manifester ? 

Toujours ! Tous les ans, à la date anniversaire du 10 mars.

« Le Dalaï-Lama a dit : « Il n’est pas obligatoire de pratiquer pour être bouddhiste, mais il faut être généreux, respectueux de tous, y compris du monde animal ». Pour les jeunes Tibétains, il s’agit d’une façon d’être : parler correctement, être respectueux, c’est cela le bouddhisme. »

Quel est votre rapport au bouddhisme ?

Je ne l’ai pas étudié, mais mes parents sont bouddhistes, j’ai pratiqué avec eux : ils ne méditaient pas, mais récitaient les prières. Dans le bouddhisme tibétain, on est bouddhiste sans étudier ; les moines ne nous enseignaient pas la même chose que ce qu’on leur transmettait. Mais ma sœur, lors de mes visites à son monastère, me faisait part de ce qu’elle apprenait. Je ne peux pas dire que je connaisse vraiment le bouddhisme, même si j’ai étudié avec des moines. Pour savoir ce qu’est le bouddhisme, il faut étudier au minimum quinze ans.

Que signifie le bouddhisme pour les jeunes Tibétains aujourd’hui ?

Le Dalaï-Lama a dit : « Il n’est pas obligatoire de pratiquer pour être bouddhiste, mais il faut être généreux, respectueux de tous, y compris du monde animal ». Pour les jeunes Tibétains, il s’agit d’une façon d’être : parler correctement, être respectueux, c’est cela le bouddhisme. Car la culture bouddhiste existe : mes parents et moi appartenons à cette culture sans pour autant être « religieux ». Il en va ainsi pour beaucoup de Tibétains.

Que représente le Dalaï-Lama pour les Tibétains, dans un contexte non religieux ?

Le Dalaï-Lama est très important, car il ne représente pas seulement un leader bouddhiste, mais celui de tous les Tibétains. Ainsi, c’est lui qui a organisé l’accueil des réfugiés politiques. C’est un homme bienveillant et respectueux de tous. C’est ce que j’aime en lui.

Pourquoi avez-vous choisi d’ouvrir un restaurant ?

J’ai pris cette décision avec un ami chef cuisinier : sans qualification professionnelle particulière, cela me semblait le meilleur choix.

Aujourd’hui, quelle est la situation de votre sœur au monastère de Yarchen Gar ?

Elle est nonne depuis 27 ans et elle est heureuse. Mais il y a toujours des problèmes, à cause des Chinois : ils ont détruit 3000 maisons à Yarchen Gar, comme à Larung Gar.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Le problème des futures générations dépend de l’avenir de la langue tibétaine : le Dalaï-Lama a lancé un appel : « N’oubliez pas le tibétain, apprenez-le ! » Mais nous n’avons pas de centres d’études de la langue pour les jeunes. Or, si nous ne parlons pas notre langue, les Chinois diront : « De quelle façon sont-ils Tibétains ? » Aussi, il est impératif que nous parlions notre langue, au risque de devenir Chinois, car c’est la langue qui nous différencie d’eux.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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