Taoïsme et méditation

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Décryptage des diverses techniques méditatives du taoïsme.

Qu’est-ce que le taoïsme ? Sous l’apparente unité d’un terme bien connu se cache une myriade hétéroclite d’œuvres et de pratiques. On peut considérer comme « d’influence taoïste » une pensée, une médecine, une alchimie, une mystique, des exorcismes, des cultes religieux, des gymnastiques et même des techniques sexuelles… Bien plus qu’une école, le taoïsme apparaît comme une nébuleuse qui cacherait bien son centre. Pour tâcher d’y voir plus clair, les bibliothécaires de la première dynastie impériale organisèrent cette nébuleuse en deux catégories : Dao Jia et Dao Jiao. La première recueillait les textes philosophiques et la seconde le champ des considérations magiques, médicales, rituelles… S’il fallait trouver un axe au Dao Jiao, ce serait la quête d’immortalité ou, comme le dit mieux Laozi : « Nourrir la vie » (yangshen). Le Qigong, le Taiji-chuan et la médecine chinoise suivent ce principe. Mais sur quoi repose cette visée de « nourrir la vie » ? Elle prend sens relativement à ce que recèle de pensées profondes et initiatrices le Dao Jia. Ainsi, pour comprendre en quoi peut consister la méditation dans le taoïsme, il convient de se rapporter aux écrits anciens des pères de ce mouvement hétéroclite : Laozi, Zhuangzi et Liezi.

Mais avant de voir comment se déploie l’horizon méditatif propre au taoïsme, concentrons-nous sur le sens même de ce terme dào ou tao. On le traduit communément par « voie ». Si cette traduction n’est pas fausse, elle ne rend pas pleinement compte de toute la richesse du sinogramme. Il est en effet composé de deux parties : l’élément de droite désigne l’idée de mouvement, l’allant, de quelque chose qui entraîne et nous entraîne. L’élément de gauche signifie à la fois la rectitude et l’ordre ou l’ordonnancement. Si l’on associe ces deux sens, nous obtenons celui de « régulation ». Le dào, bien plus qu’une voie ou qu’un chemin statique, est tel un courant (au sens océanique), qui anime autant qu’il régule. Il ne s’agit donc pas tant pour le pratiquant d’emprunter un chemin que de se laisser entraîner par une lame de fond à même de transformer toute son existence en la replaçant dans une régularité plus originaire, plus vitale que les règlements nés des conventions, des circonstances et des caprices de la volonté. Ainsi le dit Liezi : « Le pratiquant rentre dans le grand métier à tisser du dào, le va-et-vient de la navette, la série des transformations qui recommence inlassablement. »

Méditer dans l’horizon du dào ?

Méditation se dit ordinairement « Chán » en chinois. Ce terme est la translittération phonétique du sanskrit dhyâna qui est un des noms de la méditation dans le bouddhisme. Malgré son origine étrangère, les taoïstes recourent aussi à ce mot pour désigner leurs pratiques méditatives, principalement celles qui ont pour but l’apaisement, l’approfondissement du silence et du repos (jìng). L’influence du bouddhisme ne se réduit d’ailleurs pas au seul emprunt nominal. Les différentes écoles du taoïsme ont en grande majorité repris les techniques méditatives bouddhiques d’attention à la respiration, au corps et aux pensées en vue de cultiver un sens très fondamental de paix. Ainsi le terme « Chán » désigne-t-il pour elles un ensemble de pratiques dédiées à la quiétude du corps comme de l’esprit.

Mais il existe un autre mot, celui-ci proprement taoïste, pour signifier l’ensemble des pratiques dites méditatives et qui nomme fort bien la visée originale de la méditation dans l’horizon du dào : xiu lian.  Le premier terme (xiu) est habituellement traduit par « pratique », mais il faut l’entendre à partir des idées de réparation, de fixation puis de décoration ou d’ornementation. Il s’agit ainsi d’une activité d’amélioration opérée à partir d’une consolidation et d’un embellissement. Le second terme (liàn) est des plus intéressants. Il signifie littéralement « sélectionner par le feu » – comprendre passer à l’épreuve du feu. On le retrouve dans des expressions relatives à l’art de forger le métal, à raffiner l’huile ou à extraire l’alcool. Xiu liàn est un terme d’alchimie et conçoit ainsi la méditation taoïste comme une pratique de transformation, de transmutation où l’esprit devient corps et le corps esprit, réunis alors dans une vitalité renouvelée.

L’alchimie méditative

Qu’elle soit occidentale ou orientale, l’alchimie se fonde sur le même principe de l’unité fondamentale de la réalité. Elle récuse le dualisme du corps et de l’esprit et tente par ses nombreuses pratiques de rétablir leur communication native. Le taoïsme, tant dans ses spéculations que dans ses pratiques s’appuie sur ce principe qu’il exprime souvent par des contes comme dans le recueil du Liezi où l’on parle d’un maître arrivé à un tel degré de liberté qu’il peut jouer un tour à un médecin charlatan, en changeant à chacune de ses visites, la physiologie de son corps. Ou encore l’histoire de ce musicien qui parvient en raison de la profondeur de sa concentration à faire naître une saison à chaque pincement des cordes de sa cithare. Ce ne sont là que des images qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. L’imagé sied bien à la pensée alchimique qui emprunte à dessein la langue symbolique, car l’imaginaire est une dimension intermédiaire qui permet la circulation entre l’intelligible et le sensible.

Par une attention de plus en plus fine, le méditant taoïste entre en son corps comme en un pays secret, un monde au sein du monde, auquel il s’éveille progressivement en percevant un ensemble de correspondances.

Ainsi, presque dès leurs origines, les pratiques taoïstes ont toujours cherché à atteindre l’esprit par la transformation du corps. Durant la première dynastie impériale des Han, ces pratiques furent bien souvent pharmacologiques. Par la fabrication et l’absorption de pilules qui concentraient des principes très actifs, les pratiquants cherchaient à atteindre l’immortalité. Sous ce terme, il faut certes entendre ce qu’il signifie couramment, mais y voir aussi une forme d’Éveil intégral, tant du corps que de l’esprit. Toutefois, cette voie « externe » de l’immortalité n’était pas sans danger. Parmi les substances choisies qui entraient dans la composition des pilules figurait le cinabre. Ce dérivé de mercure, hautement toxique, faisait souvent obtenir un résultat inverse à celui escompté… Ainsi, à cette alchimie externe, s’est progressivement substituée une alchimie interne basée cette fois sur des exercices de concentration visant à révéler puis libérer les ressources du corps subtil. L’influence de la méditation bouddhique et des yogas indiens est clairement perceptible dans ce changement de méthode. Par une attention de plus en plus fine, le méditant taoïste entre en son corps comme en un pays secret, un monde au sein duquel il s’éveille progressivement en percevant un ensemble de correspondances. À chaque organe correspond une saveur, une couleur, un élément, un état d’esprit, une saison, une planète…

Méditer consiste ainsi fondamentalement à rétablir dans toute sa liberté la communication de tout avec tout ou, comme le disait Zhuangzi, « à se laisser enfin remuer par l’infini. »

Le dào du méditant

La question légitime qui doit maintenant se poser est celle du « comment ? ». Le taoïsme s’étendant sur presque trois mille ans et s’étant ramifié en de multiples branches, il est impossible de donner ici un chemin clair et unique de méditation. Mais en revenant au tronc, c’est-à-dire à l’ouvrage de Laozi, le Dao De Jing, nous avons pu trouver au chapitre XVI un ensemble d’étapes fondamentales qui semblent bien, une fois mises ensemble, dessiner un chemin essentiel de méditation :

1. Revenir à la racine (gui gen)

2. Parvenir au faîte du vide (xu jì)

3. Garder fermement (du) le repos (jing)

4. Rétablir l’initial (ming)

5. Être ordinaire (chang)

6. Voir clairement (ming)

7. Tout accueillir – tout recueillir (rong)

8. Être juste (gong)

9. Être entier (quán) : version Guodian – Etre roi (wang) : version Wang Bi

10. Être le Ciel

11. Être le Dào

12. Vivre longtemps (mo shen bu dai – le corps entier sans déclin)

 

Explications

1. L’image de la racine est omniprésente dans le taoïsme. Méditer sur la racine revient à s’établir dans le non-manifeste, dans ce qui n’est ni ceci ni cela, dans l’indéterminé, au croisement des possibles. Là se trouve, pour Laozi, la source de toute vitalité. Zhuangzi le dit ainsi : « Regarde en toi-même s’ouvrir la chambre obscure d’où la lumière naît. »

2. Pour ce faire, le pratiquant se tient littéralement « nulle part ». Au-delà ou en deçà du oui et du non, du blanc et du noir, « par-delà le bien et le mal » comme le disait Friedrich Nietzsche, en dehors du jeu des contraires. Cela se dit « xu ji », la pointe acérée du rien.

3. Lorsque l’on se tient à la pointe du rien, la sérénité apparaît, l’absence de trouble – car le trouble naît pour les taoïstes de la partialité, de la dualité, du ceci au détriment du cela et vice versa. Laozi insiste alors : le pratiquant doit garder ce point de repos, s’y établir pleinement sans s’en laisser distraire.

4. Le repos véritable est la disposition la plus fidèle à la racine. Une fois disposé, le pratiquant peut être initié, c’est-à-dire entrer en rapport à l’initial, au principe de toute chose. Cela se dit ming en chinois et signifie à la fois ce qui commence et ce qui commande.

5. Lorsqu’on entre en rapport à l’initial et qu’on en rétablit en soi le commandement, il est possible de devenir ordinaire. Le sommet de la vie taoïste est d’arriver enfin à mener une vie véritablement ordinaire, c’est-à-dire parfaitement fidèle à l’ordre simple et naturel des choses comme elles sont. C’est arrivé à ce point que la méditation peut s’intégrer à l’ensemble des pratiques les plus quotidiennes et anodines. Ainsi, Zhuangzi raconte-t-il l’histoire d’un boucher ayant accompli son dào en approfondissant tout simplement l’art propre à son métier.

6. Lorsque tout est posé, réinitié et bien ordonné, alors l’on peut devenir intelligent. La pratique ne consiste alors pas du tout à se montrer malin ou ingénieux, mais, comme on le dit bien en français, à être véritablement d’intelligence avec le monde, les êtres et la variété toujours changeante des situations.

7. Étant d’intelligence avec tout ce qui survient, le pratiquant peut tout accueillir, ne plus rien rejeter. Il devient comme le disait Confucius, « le vase à offrande du monde ». C’est ce que signifie le terme rong : ce qui accueille en recueillant.

8. Tout accueillir ne signifie pas tout mélanger. Ainsi, à la pratique de l’accueil succède autant que correspond celle du discernement, c’est-à-dire de la justice comprise comme faculté d’attribuer à chaque chose et chaque être sa juste part.

9. Lorsque tout est accueilli et que chaque chose est à sa place, alors survient la véritable unité qui n’est jamais réductible à l’uniformité du confondu, mais à l’harmonie du bien ajointé. « Garder l’un » est l’une des maximes du taoïsme qu’il faut comprendre à partir de l’entièreté, c’est-à-dire lorsque tout communique avec tout. Ainsi le dit Liezi : « C’est à cet instant, arrivé au bout de tout ce qu’il y avait en moi, que mes yeux devinrent mes oreilles, mes oreilles mon nez et mon nez ma bouche. Tout était un. »

10. Devenir comme le Ciel peut caractériser l’état de pleine liberté. Tout est ouvert, clair et sans limites. C’est encore une fois Liezi qui caractérise fort bien cet état par l’expression « chevaucher le vent » : « Mon esprit se condensa, tandis que mon corps se détendait à l’extrême ; mes os et mes chairs devinrent comme l’air ; je perdis la sensation que je pesais sur mon siège, que j’appuyais sur mes pieds ; enfin je partis au gré du vent, vers l’est, vers l’ouest, dans toutes les directions, comme une feuille morte emportée, sans me rendre compte si c’était le vent qui m’enlevait, ou si c’était moi qui chevauchait le vent. »

11. Cet état de parfaite liberté revient, pour Laozi, à être comme le dào. Nos actions cessent d’être l’expression maladroite de nos volontés particulières. Ce n’est plus nous qui agissons, mais le dào lui-même en nous, c’est-à-dire la « mouvementation » même de la réalité ou de la nature. Ainsi, selon Zhuangzi : « Les projets et les idées limitent le cœur. Apprends alors à écouter avec le dào même. Sans intention, pleinement ouvert à ce qui est, vide et actif comme le dào. La Voie purifie ainsi le cœur et l’esprit. »

12. Le terme de ce chemin, dont Laozi mentionne les étapes, est pensé comme un retour à la vie elle-même. Redevenir véritablement vivant, c’est cela être immortel pour un taoïste et la méditation est, dans cette perspective, la pratique la plus élémentaire qui soit : l’exercice approfondi de vivre pour de bon !

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François Leclercq

François Leclercq est le fondateur de Bouddha News, site internet qui a pour but de diffuser des informations et des conseils pratiques sur le bouddhisme et la spiritualité. François Leclercq est né et a grandi à Paris. Il a étudié le bouddhisme à l'Université de Paris-Sorbonne, où il est diplômé en sciences sociales et en psychologie. Après avoir obtenu son diplôme, il s'est consacré à sa passion pour le bouddhisme et a voyagé dans le monde entier pour étudier et découvrir des pratiques différentes. Il a notamment visité le Tibet, le Népal, la Thaïlande, le Japon et la Chine.

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