La question du rapport entre le réel et le vrai est sans aucun doute l’une des plus classiques de la philosophie occidentale, si classique d’ailleurs qu’on la trouve souvent posée lors des épreuves du baccalauréat. Elle fait partie en quelque sorte de l’histoire même de la philosophie et l’on pourrait avancer sans trop de risque l’idée que chaque philosophe y a répondu à sa manière. Or si ce problème du rapport entre réalité et vérité appartient tant à la tradition de pensée occidentale, au point de faire entièrement corps avec elle, est-il pertinent de l’aborder dans le cadre du bouddhisme ? Car une question ne se pose qu’à partir d’un champ prédéterminé de réflexions souvent implicites.
Les magiciens le savent mieux que personne : si l’on veut que le tour de prestidigitation fonctionne, il faut que tout soit crédible, c’est-à-dire nous mette sur la voie du réel.
Chercher ainsi à savoir si la vérité peut ne pas être conforme au réel implique une certaine définition de la vérité, du réel, de la conformité. Elle implique aussi une intention ou une attente particulière ; on ne se pose pas ce genre de question au hasard, mais en raison d’un souci, d’une sorte d’inquiétude issue des mésaventures relationnelles de nos catégories de pensée. Pourtant, le bouddhisme offre, lui aussi, une réflexion des plus pertinentes et originales sur les rapports entre vérité et réalité. En effet, la voie ouverte par le Bouddha se revendique comme un chemin de connaissance. En cela, elle entretient un lien privilégié au vrai et au réel, dont elle cherche précisément à dire la vérité. Mais elle est aussi une démarche pratique qui vise à une transformation profonde de celui qui y chemine. C’est cette double perspective, à la fois pratique et théorique pourrions-nous dire, qui rend son approche du problème particulièrement pertinente pour nous – d’autant plus d’ailleurs que le bouddhisme, étant indien à l’origine, s’enracine dans un espace linguistique et donc conceptuel cousin du nôtre.
Le jeu de la vérité et de l’illusion dans le bouddhisme
Dans le célèbre Soutra du Lotus, une parabole raconte l’histoire d’un groupe d’enfants piégés dans une maison en flamme, mais qui ne s’aperçoivent pas du danger tant ils sont absorbés par leurs jeux. Le père de ces enfants, qui assiste inquiet à la scène depuis le jardin, les interpelle en les avertissant de la situation et donc du péril qui les menace. Il leur dit la vérité au sens ordinaire, c’est-à-dire qu’il décrit ce qui est. Or cela ne fait pas réagir les enfants pour qui seul leur jeu existe. Le père adopte dès lors une autre stratégie et leur parle de trois chars magnifiques, fantastiques qui les attendent dehors. Sa description est si précise et cohérente que les enfants en sont convaincus et sortent pour les voir. Évidemment, ces chars ne sont que les fruits de l’imagination du père qui symbolise ici le Bouddha. Est-ce à dire que l’Éveillé ment, c’est-à-dire induit les êtres en erreur, même si cela est entrepris afin de les sauver d’une mort certaine ? Plutôt que de répondre naïvement par l’affirmative, et même par la négative en arguant que le Bouddha ne saurait commettre de faute (le mensonge contrevient au code monastique), les commentaires bouddhiques proposent plutôt de réfléchir sur le lien problématique qui peut exister entre le réel et la vérité.
Si le magicien Bhadra ne se laisse pas prendre aux illusions qu’il prépare pour ses spectateurs, il est en revanche abusé par le plus grand des illusionnistes : l’esprit.
Si la réalité s’oppose évidemment à l’illusion, c’est moins le cas pour la vérité qui peut revêtir une dimension d’usage ou de convention. Pour le dire un peu caricaturalement, il peut y avoir une illusion vraie et une illusion fausse ou, plus précisément, il est possible au sein même d’une illusion, dans une dimension entièrement illusoire, d’avoir affaire ou de dire des choses cohérentes et des choses erronées. La signification, le fait d’avoir du sens, ne disparaît pas lorsque l’on se trouve pris dans l’illusion. Au contraire, et les magiciens le savent mieux que personne, si l’on veut que le tour de prestidigitation fonctionne, il faut que tout soit crédible, c’est-à-dire que tout donne l’impression d’être vrai, qu’il nous mette sur la voie du réel.
Le magicien Bhadra face à Sakyamuni
Cet exemple du magicien n’est pas pris au hasard. On le trouve analysé et mis en scène dans un texte bouddhique peu connu bien qu’important intitulé le Bhadramayakaravyakarana : le « Soutra du magicien Bhadra ». Le dénommé Bhadra, qui attire les foules en raison de sa capacité à créer des illusions plus vraies que nature, rencontre le Bouddha qui se présente à lui comme aussi un magicien et même un meilleur magicien que lui. Incrédule, Bhadra lui demande de s’expliquer. Ce qui fait la qualité d’un bon illusionniste, répond l’Éveillé, est certes l’aptitude à créer des illusions, mais cette aptitude repose sur la capacité à discerner clairement ce qui est de l’ordre du réel et de ce qui appartient à celui de l’illusion. C’est ainsi parce qu’il sait parfaitement faire la différence entre réalité et mirage que le magicien trompe les autres sans être trompé lui-même. Et c’est parce qu’il n’est pas trompé par ses propres tours qu’il peut en être l’auteur et non la « victime ». Or, si Bhadra ne se laisse pas prendre aux illusions qu’il prépare pour ses spectateurs, il est en revanche abusé par le plus grand des illusionnistes : l’esprit. En effet, le Bouddha lui montre que sa reconnaissance du caractère illusoire de l’expérience ne porte que sur la magie qu’il produit et qu’elle repose donc sur la croyance que son expérience quotidienne est, en revanche, tout à fait authentique et bien réelle. Bhadra ne voit pas que ce qu’il nomme réalité est aussi une fabrication de l’esprit, et qu’il est ainsi dupe, comme ses spectateurs, d’une magie bien plus fondamentale que celle qu’il déploie durant ses tours.
En quoi consiste cette illusion première ? Elle est le fait de l’esprit, avons-nous dit, mais dire cela, ce n’est pas encore en dire suffisamment. Nous trouvons dans le Prajnaparamita-sutra, la proposition suivante : « Tous les objets sont des fabrications imaginaires ». Comment comprendre cela ? Selon la pensée bouddhique, le réel n’est pas constitué d’ »objet ». Pourquoi ? Parce que, ce que découvre le Bouddha au moment de son éveil est l’absence de « sujet » ou d’ego. Or, un objet est essentiellement ce qui se présente à un sujet comme étant face à lui et donc hors de lui. Il n’y a ainsi d’objet que pour un sujet. Cette dualité sujet-objet constitue le fond de ce qu’on appelle l’expérience consciente. Très tôt, les penseurs bouddhiques, tels Asanga ou Vasubandhu, ont compris que la conscience (vijnana ou citta) n’était pas comme une simple fenêtre ouverte sur le réel ou encore un pur miroir. Bien au contraire, « avoir conscience de… » suppose d’abord de se poser comme un « ego » face à ce qui n’est pas moi : un objet. Or l’idée du moi et par extension celle d’un « face à moi » n’appartient pas au réel qui est tout un et non pas duel. Il s’agit d’une fabrication de l’esprit, au sens de l’esprit conscient. Ce phénomène a été très bien vu et expliqué par le philosophe français Henri Bergson. Ce dernier, plutôt que de parler de conscience, préfère employer l’expression d’ »intelligence fabricatrice ». Comme il l’expose dans Matière et Mémoire, l’esprit humain n’a pas pour vocation première de contempler, c’est-à-dire de s’ouvrir purement au réel, de voir les choses telles qu’elles sont. La vocation première de l’intelligence est d’agir sur le monde environnant. Or pour pouvoir agir, c’est-à-dire modifier à volonté son environnement, il faut en quelque sorte pouvoir se saisir des choses et, pour se faire, les rendre saisissables ! La première emprise sur le monde, l’homme ne la fait pas avec ses mains, mais avec son esprit – ce dernier cherchant avant tout à délimiter l’expérience en entités saisissables, c’est-à-dire en objets déterminés, doués d’une identité, d’un rôle, d’avantages, de désavantages… Ses qualités de l’objet ne viennent ainsi pas de la chose même, mais de la relation que le « moi » entretient avec elle, de ses attentes, de ses craintes… Un objet n’existe ainsi que par rapport à un sujet qui le « sélectionne », si l’on veut. Les modes de sélection sont au nombre de trois dans le bouddhisme et les textes canoniques leur ont donné le nom de « Trois Poisons », à savoir : l’avidité, la haine et l’indifférence. C’est ainsi selon cette triple intentionnalité issue du moi conscient qu’est composé ou fabriqué le monde des objets.
L’illusion qui libère et l’illusion qui enferme
Bhadra ne connaît que partiellement les tours de l’esprit puisqu’il est capable de duper l’auditoire, mais il ne voit pas agir en lui le véritable magicien et ainsi se retrouve au rang des dupes dès lors qu’il est question du monde ordinaire auquel il croit comme ses spectateurs croient voir un vol d’oiseaux directement sortis de ses manches. Il ne comprend donc pas à fond le ressort de sa propre magie qui tient tout entier dans cette capacité qu’a la conscience de réifier, de solidifier et de découper en identités fixes le flot continu et unitaire du réel. Or c’est à cela que s’éveille le Bouddha, dont on dit, dans la tradition, qu’il est celui qui « voit l’esprit » ; et c’est pour cette raison que Sakyamuni se déclare plus grand magicien que lui. Mais en quoi sa connaissance plus profonde le rendrait-elle meilleur magicien ? Et de quels « tours » merveilleux serait-il l’auteur ? C’est arrivé à ce point que l’on retrouve la parabole de la maison en flamme que nous mentionnions plus haut et, par là aussi, le cœur de la réflexion bouddhique sur le statut de la vérité et de sa relation subtile à la réalité.
Comme nous l’avions dit, le père de famille représente le Bouddha. Quant à ses trois enfants, ils figurent différents types d’êtres distingués en fonction de leurs aspirations. Tout comme les enfants sont à ce point captivés par leurs jeux qu’ils ignorent la réalité de leur situation périlleuse, les êtres, absorbés par les tours de l’esprit, ne voient pas qu’ils sont pris dans le samsara. Or, et sur ce point le Soutra du Lotus témoigne d’une grande sagesse pratique, la vérité nue, celle qui parle à partir du réel, est impuissante à dissiper l’illusion qui capture littéralement les enfants comme les êtres. Il faut combattre le feu par le feu en quelque sorte. C’est ainsi que le père de famille/Sakyamuni propose une autre illusion, celle des trois chars qui représentent les trois véhicules, autrement la voie bouddhique elle-même. Est-ce à dire que cette voie serait aussi une illusion ? En un sens radical, oui. Mais à la différence des illusions qui vous capturent, celle-ci vous libère ! D’ailleurs, cette « illusion » n’est pas qu’un pur et simple mirage puisque le père de famille fera construire les chars qu’il avait peints dans l’imagination de ses fils afin qu’ils ne soient pas déçus une fois sortis. De même, si la voie est pleine de promesses, dépeinte des étapes et des accomplissements sans nombre, elle peut aussi être concrètement empruntée. Autrement dit, ce recours dharmique à l’illusion est un chemin vers le réel et c’est en ce sens qu’on peut dire qu’il vous réalise – c’est en ce sens que l’on peut aussi parler de vérité née de l’illusion, mais en route vers le réel.
Les deux vérités du bouddhisme et la découverte de la voie
Il existe ainsi dans le bouddhisme deux régimes de vérités. La première est radicale, elle est le témoignage le plus nu du réel tel qu’il est. Or cette vérité n’a pas de nom. Elle ne peut faire l’objet d’un discours puisqu’elle est bien au-delà du jeu des significations. On l’appelle parfois, faute de mieux, sûnyatâ (« vacance »), tathatâ (« il y a » ou « présence »), mais son espace essentiel d’apparition n’est pas dans le cercle des mots et des images, mais dans celui de la méditation. La seconde vérité appartient, elle, au jeu illusoire des phénomènes. C’est elle qui est dite. C’est elle qui est peinte et chantée. Mais pourquoi l’appeler « vérité » alors qu’elle participe de l’illusion ? Car, si cette vérité n’est pas absolument conforme au réel, elle y mène. C’est la vérité du chemin. L’autre vérité étant celle de l’Éveil qui est affranchi des idées de but et de moyen, de réussite et d’échec…
C’est cette seconde vérité de « transition », en quelque sorte, qui constitue le cœur de toute démarche spirituelle. Qu’est-ce qui distingue en effet la connaissance spirituelle de la connaissance pure ? La dernière suppose que nous ayons un accès direct en entier au réel. Dans ce régime, la vérité ne peut être que radicale, c’est-à-dire absolument conforme à la réalité. Mais sommes-nous disponibles à une telle vérité ? C’est là qu’intervient la dimension spirituelle qui suggère et se fonde sur l’idée que nous ne sommes pas immédiatement disposés à accéder au réel, mais que cela nous demande une préparation et une transformation, bref un chemin. Le bouddhisme représente sans aucun doute, dans l’histoire humaine, l’une des plus complètes voies spirituelles, parce qu’il est étonnamment conscient de ce double régime de vérité qu’il ne confond jamais. En donnant droit à la vérité comme chemin, le Dharma indique très fermement qu’il ne peut y avoir de connaissance véritable sans une transformation radicale de celui qui cherche à connaître