Enfant, peut-être avez-vous eu la chance, comme moi, de découvrir l’océan. Vous avez certainement collé votre oreille à un coquillage pour entendre le souffle de la houle. Ce souffle où vibrent les battements de cœur des dauphins, des phoques et des baleines. Le photographe Édouard Boubat a ramassé nos souvenirs heureux dans une image, celle de Rémi écoutant la mer. Lire la poésie Zen, c’est peut-être cela : écouter la respiration du monde vivant en laquelle notre propre souffle est inclus.
Sentir les entrelacements
« Les fleurs d’osmanthe chutent dans la paix du monde
Calme est la nuit, vide le mont du printemps.
Oiseaux de montagne s’effraient de la lune naissant
À travers les vallées, leurs cris intermittents se répondent… »
Wang Wei (701-760)
La parole poétique relate ce qui advient. Puis elle se fond dans le silence d’où elle provient. Aucune projection des sentiments personnels sur les objets extérieurs. Le temps de la lecture ou de l’écoute, les mots donnent à ressentir. La clarté de l’image poétique compte plus que tout. Elle porte la trace d’un instant du monde dont on goûte l’ampleur et la plénitude. Nous voyons avec le poète la chute des fleurs parfumées. Nous ressentons la paix du monde et le calme de la nuit. L’image comprime le temps et l’espace dans l’immédiateté de la vision. Et pourtant, nous ressentons sa durée. La scène vient à nous comme si elle durait toujours. L’image poétique est du temps visible, un temps suspendu. Les cris des oiseaux se répondent comme se répondent les parfums, les couleurs et les sons (1). Nous communions avec le regard du poète. Nos regards s’enlacent au-delà du temps. Dans un court instant, nous sommes absorbés dans sa propre quiétude.
Ne rien saisir
« L’eau, comme un ruban de satin blanc,
Ici se mélange au ciel
Mon désir, sous la lune claire,
Monter dans une barque à vin, aller regarder les fleurs »
Li Po (699-762)
Lire la poésie Zen, c’est peut-être cela : écouter la respiration du monde vivant en laquelle notre propre souffle est inclus.
Le poète se laisse absorber par le paysage comme l’eau se mélange au ciel. Li Po ne souhaite pas toucher les fleurs, encore moins les cueillir. Simplement les regarder. La contemplation se suffit à elle-même. Elle révèle la saveur de l’état poétique. D’où nous sommes, l’attitude pourrait surprendre. Nous venons d’une culture de l’« avoir » et de la propriété. Nombre de poètes occidentaux évoquent la cueillette des fleurs (2). Rares parmi nous sont celles et ceux qui ont reçu une éducation à la contemplation dès la prime enfance. C’est pourquoi la lecture de la poésie de paysage (3) revêt pour nous une dimension profondément pédagogique. Nous allons avec Li Po nous ouvrir à la beauté de la vie. Juste accueillir la présence d’êtres dont l’existence a autant de valeur que la nôtre. De proche en proche, nous développons le sens de la relation, de la communion et un sentiment d’affection pour le monde vivant. Dès lors, il n’existe plus de distinction tranchée entre le monde humain et les autres mondes. Le sens de la responsabilité et du respect s’épanouit : prendre soin du vivant, ne rien abîmer, préserver la vie.
Devenir transparent
« Sous la neige
Ont disparu les herbes de l’hiver
Un héron blanc
Cache son corps
À l’ombre de la blancheur »
Dôgen (1200-1253)
Nous écoutons ou lisons dans un état de nudité : aucune connaissance à acquérir, rien à défendre, libres d’activité, libres de la mémoire… Nous devenons disponibles à quelque chose en train de naître en nous. Ressenti du silence hivernal, observation de la blancheur qui gomme toute différence, abandon à la tranquillité et à l’humilité. La poésie du maître japonais rejoint le dépouillement du Daruma en méditation du peintre Konoe Nobutada (1565-1614). Simplement suggérer l’évidence de la présence, apaiser l’activité du mental, favoriser l’expérience contemplative. Accueillir l’infiniment autre que nous-mêmes et dans le même temps le découvrir en nous, dans le lieu de notre personne. Dans un autre registre, c’est tout le propos du non-connaître et du non-désir chez Maître Eckhart, et de la dialectique du Todo y Nada (le Tout et le Rien) de saint Jean de la Croix : « Pour parvenir à être tout, ne cherche à être rien de rien. »
Au milieu du vacarme du monde, laissons la poésie Zen parfumer notre esprit pour retrouver en nous ce Rémi écoutant la mer. Goûtons l’expansion illimitée et positive de la conscience qu’accompagne ce bien-être souverain, le « sentiment océanique » (4).