Du fond de ma province et de son ignorance proverbiale, j’aimerais joindre ma voix aux excentrés du savoir qui, en France, se sont regroupés sous le nom de Gilets jaunes. Sous ce nom s’est uni un peuple qui n’accepte plus de souffrir en silence pour assurer la jouissance d’une minorité. On n’en peut plus, on ne « peut même plus pouvoir », dirait un autre Emmanuel, Levinas celui-là : on a – apparemment – perdu la force, la volonté, l’élan où les possibles s’enracinent. Dans la situation actuelle du monde et vu le jeu des tensions de tout ordre, les problèmes existentiels s’avèrent intolérables, et il n’est plus d’autre alternative que de tout mettre en œuvre pour les résoudre de la façon la plus juste, prompte et efficace. L’humiliation peut user l’humilité en laissant à l’âme une plaie de colère, qui risque de pourrir en haine destructrice de tout espoir.
Où donc la « vraie vie » est-elle passée pour le plus grand nombre ? De quel droit en seraient-ils, en serions-nous privés ? Nous sommes en train de voir que, par quelque heureuse « anomalie » du cours des choses, il reste encore de la place dans le cœur des esclaves postmodernes, ce cœur dont nous savons maintenant qu’il déborde de noble indignation, de lassitude à jamais recommencée, de rage rentrée et d’exaspération.
S’il n’a pas un minimum de « loisir » au sens de temps où il n’a rien à faire de particulier, d’obligatoire ou de vital, l’homme ne peut pas considérer le sens ou le non-sens de sa vie, et moins encore peut-il profiter de ce (non-)sens pour imaginer la suite de son existence et prendre les décisions qui conviennent. Quand un amateur de bouddhisme tibétain, par exemple, veut sérieusement entrer dans la voie de l’Éveil, il commence par méditer sur ce qui l’aidera à trouver plus de plaisir et d’intérêt dans la « pratique » – sociale, éthique, philosophique et méditative – que dans la « vie ordinaire » et ses buts. Ces derniers, hélas, ne font pas partie de ce que les bouddhistes appellent une « précieuse existence humaine », une existence qui fait de l’homme un « voyageur d’Éveil », un être encore plus apte que les anges et les dieux à devenir bouddha. Le Bouddha, ou l’Éveillé, est le nom bouddhiste de l’homme parfait, celui qui peut inlassablement aider les autres.
Les Gilets jaunes face à la mécanique karmique
Le libre arbitre – qui n’est pas la liberté – se construit, lui aussi. Ce n’est pas une qualité naturelle de la conscience comme la luminosité. Sa construction est soumise aux caprices d’un karma purement mécanique qui, acte même de la production interdépendante des phénomènes, relève de la Nature et de ses lois comme, par exemple, la gravité. Pour les bouddhistes aussi, rien de ce qui arrive aujourd’hui n’est dépourvu de causes matérielles, évidentes, et de causes morales dont seuls les bouddhistes pensent qu’elles conditionnent non seulement la vie psychique, mais aussi le corps et l’environnement. Les économistes, les politiques et les autres spécialistes de notre existence sociale sont loin de tous connaître le karma, lequel opère, certes, mais surtout enseigne que tout acte a non seulement des causes, mais aussi des effets et des conséquences. Ces dernières ne se présentent pas forcément dans la continuité immédiate de l’acte. En fait, il peut passer des années – voire des vies – entre un acte et toutes ses conséquences. Celles-ci ont pour causes les raisons mentales de l’acte ou sa motivation, laquelle peut être positive, négative ou neutre. Tout ce qui nous entoure et nous-mêmes jusqu’aux tréfonds de notre esprit, tout ce dont nous faisons constamment l’expérience, tout cela présente des raisons matérielles, mais aussi des raisons fortement teintées de morale commune et d’éthique personnelle, de bien, de mal et même de « par-delà le bien et le mal ».
« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. »
La règle est simple : à cause positive, effet positif ; à cause négative, effet négatif, et à cause neutre, effet neutre. Cette vision fondée sur les évidences de la production interdépendante présente bien entendu un grand intérêt pour qui cherche à comprendre, sinon à justifier, la situation actuelle par exemple. Mais ne nous méprenons pas ! La mécanique karmique implique nécessairement la « totalité » de l’existence et des existants, et cette totalité – pour conventionnelle qu’elle soit – ne peut être l’objet d’une conscience duelle, limitée sous de multiples aspects.
Ma « conscience duelle » me chuchote pourtant à l’oreille que les contestataires des samedis ont déjà remporté maintes victoires. Non seulement ont-ils retrouvé de la « fraternité » sur les ronds-points et les avenues de la République, mais ils ont aussi fait sortir le Président de son palais pour qu’il participe avec tous à l’établissement de l’égalité en acte. Or, il est sûr que, touchant au premier mot de la devise nationale, « liberté », le travail est toujours en cours pour tous – les possédants comme les dépossédés. Je dirais pour conclure que nous assistons peut-être aux premiers moments d’un grand changement de vie pour tous. Et si l’on ne peut jamais être sûr de l’avenir, même proche, le présent ne rappelle-t-il pas ce que Simone Weil écrivait à propos de la grève des ouvrières métallos de 1936 ? « Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour »