« Aucune chose n’existe en et par elle-même », telle est la troisième vérité énoncée par le Bouddha. Si l’on part du principe que « tout est vacuité », que « tout dépend de notre esprit », sera-t-il plus facile de se détacher du monde ? Et ainsi de mieux vivre l’effondrement ?
Philippe Cornu : Il s’agit de non-attachement plutôt que de détachement, sinon on tombe dans le dualisme. Le soi phénoménal, en soi et par soi, n’existe pas. Nous sommes constitués d’une quantité de phénomènes conditionnés qui changent à chaque instant. Prenons un feu de broussaille, par exemple. Une première étincelle enflamme la broussaille sèche, mais la flamme elle-même ne dure qu’un instant. Elle sert d’étincelle pour la seconde flamme. Tant qu’il y a des broussailles, cela va brûler. Nous voyons l’ensemble du phénomène et nous lui donnons une durée. C’est une illusion, puisqu’en réalité, ce sont des événements discrets qui se succèdent et se ressemblent. Le problème avec les représentations mentales, c’est que l’on finit par plaquer un monde mental sur le monde réel : on ne voit plus le monde tel qu’il est, mais tel que nos représentations mentales nous le montrent. C’est le mental qui crée le sentiment d’un moi unitaire qui durerait de notre naissance à notre mort. Mais ceci n’est que pure fiction. Selon cette vision, il y a plein d’effondrements possibles et des solutions contradictoires les unes avec les autres. Si on ne voit qu’un tunnel d’effondrement, c’est une catastrophe, car la pensée se fige. Mais, heureusement, on peut connaître les choses d’une manière directe, sans passer par le concept.
Pablo Servigne : Cela me fait penser à la solastalgie qui est le sentiment de tristesse profonde face à la perte d’un environnement. Celle qu’éprouvent, par exemple, les Inuits devant la fonte du permafrost ou les paysans australiens devant la sécheresse. Ce ne sont pas juste des chiffres, + 2° C, mais des sensations palpables, comme le fait aussi de ne plus entendre d’oiseaux chanter. Le silence est assourdissant. Je pense également au changement des référentiels : la nouvelle génération part d’un monde où il n’y a plus d’insectes qui venaient, comme Philippe en a le souvenir, s’écraser sur le pare-brise des voitures.
« À cause de cette coupure ontologique cartésienne nature/culture, nous sommes devenus non seulement sourds, mais aussi aveugles à la nature qui hurle. » Pablo Servigne
Philippe Cornu : J’ajoute que le fait de se cristalliser sur des « moi » individuels isole les individus les uns des autres, ce qui crée l’égocentrisme. La société est d’ailleurs un ego de masse, d’où ce chacun pour soi si prégnant. Or, on ne peut pas considérer le corps sans contact avec son environnement. Les Occidentaux, avec l’orgueil moderne, l’oublient. Nous pensons que nous sommes autonomes, que nous dominons la nature… C’est une erreur complète de ne pas avoir compris le message de la vie, selon lequel nous sommes des jardiniers. La spiritualité nous demande de prendre soin, et non de détruire, dominer, exploiter.
Pablo Servigne : Oui, c’est l’illusion de l’indépendance. Edgar Morin le dit très bien : « Plus tu te crois autonome, plus tu es dépendant de l’environnement. Et tu cours à ta perte. » Nous sommes devenus hyper vulnérables, car dans notre société thermo-industrielle, nous dépendons du pétrole et des terres rares.
Enfin, la quatrième vérité énoncée par Bouddha est : « Le nirvana est au-delà des concepts », autrement dit, l’Éveil est la compréhension de la vérité. Vous-même, Pablo Servigne, écrivez que le but de la collapsologie est « d’apprendre à vivre avec les mauvaises nouvelles ». Pour autant, on a beau savoir, on n’agit pas assez, notamment face à la menace climatique.
Philippe Cornu : Je précise que le nirvana est l’état non conditionné de l’esprit. À cause de l’ignorance, on interprète tout de travers. Le nirvana est donc au-delà de la souffrance.
Pablo Servigne : On est pris dans ce paradoxe : il y a des victoires qui sont en même temps des défaites. La pétition « L’affaire du siècle » a par exemple réuni plus de deux millions de signatures, mais ses initiateurs ne savent pas quoi en faire. Autre exemple : qu’est-ce que la victoire d’une marche pour le climat quand celui-ci continue à se réchauffer ? Et l’on retombe dans des schémas de pensée qui sont la source de l’effondrement : agir vite et à grande échelle. Dans la nature, agir vite et à grande échelle s’appelle une catastrophe, puisque tout y est lent et à petite échelle. C’est d’ailleurs l’un des principes de la permaculture.
Sachant qu’un bouddhiste n’a d’autre lieu de pratique que sa vie elle-même, quelles actions peut-il mettre en œuvre ?
Philippe Cornu : Le bouddhisme n’est pas une religion sociale. C’est une réflexion pour que chacun bouge intérieurement en quête d’un esprit éclairé dans sa sagesse. Sans contrainte d’un quelconque commandement. Par exemple, le correspondant biblique du « Tu ne tueras point » est, dans le bouddhisme, « Je m’efforcerai de ne pas vivre aux dépens du principe vital des autres êtres ».
« Nous pensons que nous sommes autonomes, que nous dominons la nature… C’est une erreur complète de ne pas avoir compris le message de la vie, selon lequel nous sommes des jardiniers. » Philippe Cornu
Pablo Servigne : Mais comment le bouddhisme répond-il à l’injonction politique, collective, très présente dans notre monde ?
Philippe Cornu : Le collectif ne peut justement pas partir du collectif, mais des individus. Et c’est comme cela que l’on contribue au bien commun. Par exemple, les Gilets jaunes commencent à découvrir que le capitalisme, le néo-libéralisme mènent à l’effondrement et les écrasent au passage. Ils remontent le fil à partir de revendications toutes simples.
Que vous inspirent ces mots du moine bouddhiste Thich Nhat Hanh : « Ce dont nous avons le plus besoin, c’est d’écouter en nous les échos de la Terre qui pleure » ?
Philippe Cornu : Derrière le bouddhisme, il y a normalement une forme d’écologie magique. À la différence du christianisme, les pays bouddhistes se sont posés sur le terreau de l’animisme et du chamanisme, au lieu de l’éradiquer. Et le bouddhisme propose d’aller plus loin en tenant compte des forces de la nature. Par exemple, selon la médecine bouddhiste tibétaine, certaines maladies sont liées au fait que l’on a provoqué les forces de la nature.
Pablo Servigne : Cette phrase de Thich Nhat Hanh est très profonde. La spiritualité pose la question de notre rapport au monde. Et il est urgent en effet de prendre le temps de cheminer intérieurement pour écouter. Dans les ateliers d’écopsychologie, on apprend à redevenir sensible. À cause de cette coupure ontologique cartésienne nature/culture, nous sommes devenus non seulement sourds, mais aussi aveugles à la nature qui hurle