Michèle Salamagne et Philippe Cornu : Partie 2 – Demeurer dans la plénitude de son humanité jusqu’au bout du dernier expir.

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Deuxième partie de l’interview croisée entre l’une des pionnières des soins palliatifs en France et le célèbre tibétologue.

Daniel Chevassut a confié à Bouddha News : « Là où il y a la souffrance, la maladie et la mort, le sacré doit impérativement être présent. » Que pensez-vous de cette réflexion ?

Philippe Cornu : Lorsqu’une personne est en train de partir, ce moment est effectivement crucial et de l’ordre du sacré. Pour celui ou celle qui l’accompagne, il s’agit, selon l’approche bouddhiste, de se mettre à sa place. Et, par cette compassion, de ne pas investir une projection de soi-même dans la souffrance de l’autre, mais d’être à son service. Il y a ainsi le but pour soi et le but pour autrui, mais le but pour autrui est le moteur du but pour soi. L’idée c’est de ne pas trop se complaire dans le sentiment de perte pour soi, mais d’aller vers l’autre pour lui-même. C’est de l’altruisme véritable.

Qu’évoquent, pour vous, ces mots de sacré, de compassion et d’altruisme ?

Michèle Salamagne : Le sacré, c’est l’intouchable. Concernant la compassion et l’altruisme, il est essentiel, là encore, de travailler, en équipe. Parce que si l’affect que l’on porte à un patient risque d’avoir des conséquences sur la prescription, il faut pouvoir passer la main. Être seul et penser que l’on fera bien, c’est déjà être dans l’erreur. D’où l’importance aussi de l’approche interdisciplinaire. Par exemple, je travaillais en lien avec un psychologue et une assistance sociale. Et, pour l’approche spirituelle, j’avais conscience d’être en face présence d’une personne qui est à la fois corps et esprit. Je mesurais la nécessité de prendre en charge cet être dans sa globalité.

Que pensez-vous de Tonglen, cette association laïque à vocation spirituelle qui utilise les « outils » du bouddhisme pour accompagner les malades en fin de vie et leurs familles ?

Philippe Cornu : En tibétain, « tong » signifie donner et « len » prendre. Cette pratique de méditation, en pleine conscience, engendre le sentiment de compassion universelle. Il s’agit de visualiser une personne malade ou mourante en face de soi et, par le biais de la respiration, d’imaginer prendre, sous la forme d’une vapeur sombre, ses souffrances pour les dissoudre dans notre cœur. En retour, on imagine lui donner notre compassion et notre énergie de bonheur, toujours par le biais de la respiration, sous la forme d’une lumière blanche qui inonde la personne malade. C’est comme un échange énergétique.

Michèle Salamagne : Je pense que ce faisceau d’amour est universel. L’être humain peut arriver à avoir cette connexion à l’autre, à être à l’unisson avec celui qui est en face.

Philippe Cornu : Même dans l’amour humain, il y a l’aspect sacré de la rencontre. Cet amour inconditionnel est le sens de la vie. Se passent alors des échanges formidables. Comme une fenêtre qui s’ouvre sur l’inconditionné. Quelque chose lâche complètement. Une étincelle se produit. Une brèche dans nos préoccupations et notre façon habituelle de fonctionner. Malheureusement, la brèche se referme le plus souvent bien vite, à cause des considérations de possessivité et nos projections mentales…

Comment réagissent les patients en fin de vie, face à l’imminence de leur mort ?

Michèle Salamagne : Aucune mort ne se ressemble. Certains meurent très paisiblement, comme s’ils s’endormaient. D’autres attendent : une dernière visite, une dernière voix au bout du fil, un dernier visage. Ils tiennent jusqu’à ce qu’arrive ce temps-là. Il y a ceux qui attendent, au contraire, que leur proche qui leur répète « Je t’aime trop, tu ne peux pas me quitter » s’éclipse un moment pour souffler et enfin partir. Et puis il y a des morts qui se passent très mal, dans beaucoup d’agitation.

Philippe Cornu : La mort, c’est un expir. Dans la vie, on expire, puis on inspire. Jusqu’au jour où c’est fini : c’est le dernier expir…

Michèle Salamagne : Oui, il n’y a pas de chiffre pair.

Comment expliquez-vous que la mort soit un tel tabou en France et en Occident ?

Philippe Cornu : Dans notre société consumériste du « tout, tout de suite », on ne veut plus entendre parler du temps ou de notre finitude parce qu’on est trop pressé à faire du profit. À tel point que, même si on va droit dans le mur, on ne veut pas le voir. Nous sommes dans une attitude de déni, de dissonance cognitive, encadrés par une société narcissique favorisant une économie du désir de projet de vie. Il faut toujours se projeter dans le futur. Tout cela est favorisé par un contexte économique qui participe d’une idéologie mortifère. Comme on refuse de voir la mort, on l’escamote. Il suffit d’observer les publicités : les gens y ont toujours un corps jeune merveilleux. Nous ne voulons pas vieillir et encore moins mourir. On n’a d’ailleurs rien prévu pour le grand âge. Et je vous mets bien en peine de reconnaître un corbillard : ils sont désormais d’un gris passe-partout ! Au moins, autrefois, les signes de la mort étaient visibles, comme les catafalques devant les portes d’entrée avec les initiales de la personne qui venait de mourir. Il y avait encore une ritualisation de la mort et un temps pour cela.

Est-ce pour ces raisons que vous avez, Michèle Salamagne, cosigné la tribune « Luttons contre l’isolement des personnes en deuil », publiée le 12 février 2019, dans Le Monde¹ ? Une tribune lancée, à l’initiative de l’association Empreintes, pour que le deuil soit enfin reconnu en France.

Michèle Salamagne : Effectivement, le deuil n’est pas reconnu dans notre civilisation. Pourtant, quatre Français sur dix se déclarent en deuil et un élève par classe est orphelin. Les salariés ont 48 heures pour faire leur deuil. Après, ils doivent revenir aussi effectifs que s’il ne leur était rien arrivé. Et s’ils sont tristes, on leur dit : « Allez secoue-toi ! ». Il n’existe aucune prise en charge de ce temps qui est différent pour chacun. En France, si la prise en charge de la douleur a fait du chemin, concernant le deuil, on en est encore à la préhistoire.

Philippe Cornu : Dans le bouddhisme, le rituel du deuil se poursuit jusqu’à 21, voire 49 jours après le décès. Ceux qui restent en pratiquant pour le bienfait du défunt ont alors l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait. Et, au lieu de culpabiliser, ils entrent plus facilement dans la résilience.

Dans cette tribune, il est écrit : « Le deuil c’est la vie ». Que vous inspire cette phrase ?

Michèle Salamagne : J’ai vu un film magnifique qui s’intitule Et je choisis de vivre. Il est dit : « Les vivants ferment les yeux des morts et les morts ouvrent les yeux des vivants ». Après cela, il n’y a plus rien à ajouter. Quand vous êtes empreint de la vérité de cette phrase, on comprend que ceux qui veulent se laisser interroger par la mort doivent pouvoir le faire, même les enfants. Peu importe l’âge d’ailleurs puisque tout se passe dans le cœur.

Philippe Cornu : Ce n’est pas mortifère de penser à la mort. Cela fait partie de la vie. On ne peut apprécier pleinement les moments de l’existence si l’on ne pense pas à la mort. C’est très lié.

Quelle est la position des bouddhistes sur l’euthanasie ?

Philippe Cornu : La mort est le miroir de ce que l’on a été dans la vie. Et le temps de vie est lié aux conditionnements qui ont produit cette vie. C’est un karma, qui est le fruit des actes antérieurs. Ce n’est pas une histoire de récompense ou de punition, mais d’énergie mise en circulation. Ces conditionnements font qu’il y a une énergie de vie qui s’arrêtera à un moment donné, indépendamment de notre volonté. La mort doit arriver en son temps. Si on abrège la vie, la quantité de souffrance que l’on aura voulu éviter sera reportée dans la vie suivante. Toutes les religions d’ailleurs déconseillent vivement l’euthanasie, il doit bien y avoir quelque chose derrière cette unanimité… L’être humain n’est pas un démiurge et n’est pas maître de la vie.

Qu’en pense la scientifique que vous êtes, Dr Salamagne ?

Michèle Salamagne : Je suis d’accord dans le sens où il ne faut pas qu’il y ait un traitement déraisonnable, au-delà du possible. À ce propos, il faudrait éduquer les gens à écrire leurs souhaits concernant leur fin de vie, c’est ce que l’on appelle les directives anticipées. Et ce, pour éviter des affaires telles que celle de Vincent Lambert. Je précise qu’une abstention thérapeutique n’a rien à voir avec une euthanasie qui consiste à provoquer la mort.

Avez-vous, vous-même, pensé à votre propre fin de vie ?

Philippe Cornu : Le test, pour moi, c’est celui de l’avion : quand je le prends, je me demande : suis-je prêt à cet instant même ? À 61 ans, la réponse est encore non ! Le chemin du lâcher-prise est long…

Michèle Salamagne : Au fil de mon vieillissement – j’ai 77 ans -, ce qui était la réalité de tout le monde devient ma réalité. J’ai par exemple réparti mes bijoux pour mes petites filles et j’ai écrit mes dernières volontés. Aujourd’hui, je me sens assez sereine.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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