Luigi Fieni : Restaurateur d’art activiste

Publié le

Le monastère de Thupchen, à Lo Manthang, au Mustang, reçoit la visite du restaurateur italien Luigi Fieni depuis une vingtaine d’années, à l’initiative de l’American Himalayan Foundation. De ces séjours passés en compagnie des villageois Loba, qu’il a formés comme peintres et restaurateurs, Luigi Fieni garde un goût amer de la restauration classique et de ses normes, ne répondant pas, selon lui, aux besoins réels des habitants, mais aussi un émerveillement devant la découverte de populations himalayennes, pour lesquelles l’image représente des présences tutélaires chargées d’esprits. Ému par la vivacité des pratiques bouddhistes, Luigi Fieni ressent l’urgence de revisiter les schémas conventionnels de la restauration, afin de répondre aux attentes des paysans du Mustang. Bouleversé par son expérience himalayenne, il a choisi de s’investir avant tout dans des projets porteurs d’une dimension spirituelle.

À quelle date avez-vous commencé les travaux de restauration et de qui émanait la demande ?

La Fondation a demandé au Roi du Mustang en 1992, ce dont il avait besoin, et il leur a répondu : « Notre culture, basée sur la religion, va disparaître si on ne préserve pas notre monastère : il faut le conserver ». J’ai donc démarré en 1999, et j’y travaille encore.

Quel a été le défi de ce chantier ?

Le défi le plus important consistait à former quarante paysans pour en faire des peintres et des conservateurs, et leur transmettre des connaissances alors qu’ils ne sont jamais allés à l’école, et n’avaient aucune notion de géométrie ni de dessein : cet enseignement a réclamé un gros travail d’adaptation.

De quelle façon les villageois ont-ils reçu la proposition de restauration ? Que représentent ces fresques pour eux ?

Au début, ils y étaient opposés, se disant : « Encore des étrangers qui viennent nous dire que faire !» Mais cela a changé lorsque nous avons montré au Roi le pan du mur que nous avions nettoyé, et qu’il nous a complimentés. Nous avons alors expliqué aux villageois notre travail, ils ont compris qu’ils avaient besoin de nous et nous ont rejoints. Il s’agit de leur lieu de prière, qui n’était plus qu’un débarras depuis 1999. Ils sont heureux de prier à nouveau dans ce monastère du XVe siècle, très important pour eux.

Quelle est la différence entre une restauration classique et la vôtre ?

En Occident, on préserve l’art pour le gain ; en Asie, on restaure pour que les habitants retournent prier : il faut donc être restaurateur et peintre. En Occident, la restauration consiste à travailler sur la matière artistique restante, sans « l’interpréter », car cela impliquerait une modification de sa signification. D’où l’obligation de ne restaurer que la partie restante de l’œuvre ; s’il manque une moitié, on ne restaurera que celle qui reste, sans s’occuper de la globalité de l’œuvre.

« En Asie, les artistes peignaient dans les monastères non pour se glorifier, mais pour que les personnes viennent y prier. Aujourd’hui, qui se rend dans la chapelle Sixtine pour y prier ? La dimension spirituelle de l’art a été oubliée. »

C’est ce que nous avons fait de 1999 à 2004, où nous avons procédé à une conservation à l’occidentale, « colonialiste », en ne restaurant que la peinture et en traitant le monastère comme un musée. Au début, les moines en étaient satisfaits, puis ils nous ont dit : « Il ne nous est pas possible d’y prier, car il manque des jambes aux Bouddhas ». Il s’agit donc d’une démarche où l’art est plus important que le sens de l’œuvre. En Asie, les artistes peignaient dans les monastères non pour se glorifier, mais pour que les personnes viennent y prier. Aujourd’hui, qui se rend dans la chapelle Sixtine pour y prier ? La dimension spirituelle de l’art a été oubliée.

Cette expérience a-t-elle changé quelque chose en vous ?

Elle m’a inculqué le respect des cultures. Au début, je pensais tout savoir, avec une idée précise sur la façon de faire. Aujourd’hui, lorsque je travaille à l’étranger, je me demande ce qui, dans mes compétences et connaissances, peut servir aux autres.

Ce chantier a-t-il changé les rapports entre les villageois, via cette activité artistique spirituelle collective ?

Cela a en effet été très important, car cette activité collective représente un bon karma pour la vie future, les villageois étant fiers d’œuvrer pour la communauté.

En tant que restaurateur d’œuvres sacrées, le travail artistique sur un thème spirituel ne représente-t-il pas une forme de pratique spirituelle ?

Oui, car il faut rentrer dans l’esprit de ce qu’on peint. Certains villageois prient avant d’aller peindre, d’autres ont arrêté de fumer, car on ne doit pas fumer pour peindre une divinité. Car il s’agit en effet de prier avec la peinture. Enfin, il y a la concentration et la patience exigées par cette pratique, pour laquelle il faut véritablement « entrer » dans la peinture.

Allez-vous continuer ce chantier ?

Je l’espère, car il s’agit d’un message important pour l’Occident : il faut respecter les cultures et changer les notions de conservation, en prenant en compte la singularité des cultures, car chacune d’elle est unique et réclame une approche spécifique.

Il s’agit finalement d’une forme d’activisme pour la préservation de l’identité spirituelle ?

Absolument ! Il faut que le restaurateur occidental respecte les choix et les décisions d’un royaume ou d’un monastère. Car, souvent, le travail de l’Unesco en Asie est une forme de colonialisme ; nous ne pouvons rien y faire, car on nous impose des normes de restauration, en oubliant que ces sites sont utilisés par les habitants et qu’il ne s’agit pas de musées pour touristes.

Cette approche artistique activiste est une forme de religiosité ?

En effet. Lorsque j’aurai fini ce projet, j’écrirai un livre sur la vie au monastère, et cette expérience au Mustang qui a bouleversé ma vision. Le message que je souhaite faire passer est le respect des autres cultures.

Photo of author

Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

Laisser un commentaire