Il y a des résonances dans la trajectoire protéiforme de cet homme que rien ne prédestinait à être intronisé lama. Nulle imprégnation religieuse dans son enfance marquée par un père communiste, forcément athée. Ses premiers pas spirituels, il les fait auprès des bénédictins, à l’abbaye de Solesmes dans la Sarthe ou dans le monastère d’Erbalunga en Corse – depuis reconverti en hôtel de luxe -, où il aime se retrancher dans le silence pour écrire ses pièces de théâtre. Bernard Ortega trouve encore aujourd’hui des affinités entre le christianisme et le bouddhisme, au point d’organiser des rencontres entre religieux des deux confessions dans la petite chapelle ou dans la salle de méditation de son domaine de Toussacq, en Seine-et-Marne, où il anime des séminaires.
Les infinis visages de l’Asie
L’Asie s’invite à lui lorsqu’il s’initie à l’aïkido, cet art martial imprégné de la philosophie du Budô (la Voie du guerrier). « Sur le tatami, j’ai appris le respect du maître, le silence et le mouvement, l’énergie en mouvement », s’émerveille-t-il. Au Japon où il séjourne, il découvre le théâtre Nô. Mais son voyage fondateur sera celui du Ladakh, à l’âge de trente ans. Sur les conseils de l’un de ses élèves, Bernard Ortega y fait une retraite d’un mois auprès de Dudjom Rinpoche et y rencontre son maître racine, Togdän Rinpoche. Lorsque ce chef lama de passage à Paris lui propose de suivre une initiation, le néophyte accepte sans savoir où cela va le mener.
« Je trouve fausse cette fascination pour les enseignants bouddhistes et pour les lamas. Elle me rappelait celle que suscitent les acteurs sur scène. »
La première impression est celle d’une invasion. À son domicile parisien, où il héberge son maître pendant un mois, Bernard Ortega voit défiler chaque une quarantaine de personnes ! Il observe ce ballet avec l’acuité du metteur en scène. « J’étais circonspect », avoue-t-il. Mais pas au point de gâcher son appétit pour la philosophie bouddhiste. Suivent de nombreuses retraites en Inde au Népal et au Tibet, où l’homme approfondit sa pratique et sa connaissance du tantrisme. Quand il est contacté par un organisme de formation pour donner des cours de communication orale à des patrons, Bernard Ortega se découvre une nouvelle vocation de coach. Jusqu’à fonder sa propre société TAO Communication et d’y proposer une méthode originale – baptisée MBO pour Méthode Bernard Ortega – mêlant son expérience de la scène, ses talents de pédagogue, son art de la maîtrise de soi acquise avec l’aïkido et sa pratique de la méditation. Quand il accepte en parallèle d’animer le centre Drikung Kagyü Ratna Shri de Paris, à la demande de son maître Togdän Rinpoche, l’homme aux multiples casquettes préfère cloisonner ses activités. Ce n’est que très récemment qu’il assume publiquement d’être un lama, en particulier auprès des chefs d’entreprise qu’il coache. Le déclic s’est opéré cet été, lors de son dernier séjour au Ladakh. « Tandis que je demandais à mon maître pourquoi j’avais ce privilège d’attirer à moi et chez moi les plus grandes éminences du bouddhisme tibétain, je m’attendais une fois de plus à ce qu’il m’oppose son silence énigmatique. Et soudain, il a déroulé toute ma vie antérieure commencée au VIIIe siècle, donnant une foule de détails par exemple sur mes lieux de méditation. C’était bouleversant ! », témoigne-t-il. « Une sorte de confirmation officielle. »
Un domaine peuplé d’animaux
Il est vrai que Bernard Ortega a douté au point de vouloir renoncer à la responsabilité du centre Drikung Kagyü Ratna Shri et de sa communauté de quelque 35 personnes, après dix ans de service. « Je trouvais fausse, cette fascination pour les enseignants bouddhistes et pour les lamas. Elle me rappelait celle que suscitent les acteurs sur scène. J’avais envie de me consacrer davantage à la méditation et à mon domaine de Toussacq que j’ai peuplé d’animaux – un âne, une jument, des paons…-, ces êtres sensibles. » Bernard Ortega se rend alors à la rencontre de son maître, de passage à Munich pour lui présenter sa démission. Mais il est pris de court. Car Togdän Rinpoche a choisi ce moment pour l’introniser lama. « Quand il a posé ses mains sur ma tête, j’ai pleuré pendant dix minutes ! ». L’émotion passée, le nouveau lama Düdul Dorje veut encore s’assurer qu’il n’est pas un imposteur. Car il n’a pas accompli les trois ans et trois mois de retraite exigés pour obtenir ce titre. Il sollicite l’avis d’une autre sommité, lama Tenpa Gyatso. Depuis sa retraite perpétuelle à Vichy, ce sage lui fait porter cette réponse : « Une marmotte quand elle sort de son terrier après l’hiver est toujours une marmotte ». Autrement dit, s’il suffisait de rester isolé pendant trois ans pour devenir un enseignant (lama), cela se saurait. Un lama se reconnaît surtout à ses élèves. Sur ce point, Bernard Ortega est servi. On le réclame désormais à Bruxelles, où il officie une semaine sur deux, en alternance avec Paris.