La scène a été photographiée et fait le tour des réseaux sociaux. Suparat Chaijungreed, une jeune femme vêtue du chemisier blanc et de la jupe noire de l’uniforme des étudiantes de l’université Rajabhat, se tient debout un plateau d’offrandes à la main. Son visage a été flouté, mais elle est, paraît-il, en larmes. Elle est flanquée d’un aréopage d’hommes à la mine compassée : le gouverneur de la province de Nakhon Ratchasima, dans le nord-est de la Thaïlande, le vice-recteur de l’université et d’autres officiels. Ils l’accompagnent pendant qu’elle présente ses excuses au moine bouddhiste en chef de la province.
Son crime ? Avoir réalisé trois peintures représentant le Bouddha avec le corps d’Ultraman, un super héros japonais censé protéger le monde contre le mal, qui connut une popularité mondiale entre la fin des années 1960 et 1980 à la télévision et dans des jeux vidéo.
Un Bouddha en position du lotus face au logo Louis Vuitton
Au début du mois de septembre, les œuvres sont exposées dans un centre commercial de Nakhon Ratchasima, la capitale provinciale connue aussi sous le nom de Korat. Rapidement, des citoyens thaïs offusqués par ces représentations peu orthodoxes du Bouddha postent des photos et des critiques sur Facebook et Twitter. Un mystérieux groupe se faisant appeler Chao Phut Phalang Phaendin (littéralement « Les Bouddhistes qui ont le pouvoir de la nation ») prend le relais en déclarant que ces peintures « représentent une insulte au patrimoine national et aux sentiments des bouddhistes » et risquent de jeter « une lumière négative sur la religion » auprès des millions de touristes étrangers qui visitent le pays chaque année.
L’étudiante déclare simplement qu’elle souhaitait « représenter le Bouddha en héros comme Ultraman, qui peut résister aux tentations qui l’entourent et aussi protéger les êtres humains contre le diable afin de maintenir le monde en paix. » Un des tableaux décrit le Bouddha en position du lotus devant un mur couvert du logo et du monogramme de la marque Louis Vuitton. « Ils sont censés représenter les tentations matérielles », ajoute-t-elle.
Codes secrets et conspiration contre le bouddhisme
Chalermchai Kositpipat, un peintre-sculpteur honoré du titre official d’« artiste national » et connu entre autres pour la construction d’un temple bouddhiste tout en matériaux blancs dans la ville de Chiang Rai (nord), prend la défense de sa jeune collègue en insistant sur son courageux esprit de créativité. « Elle n’a pas mis la tête du Bouddha sur le corps d’un vilain comme Satan, au contraire, elle l’a mis sur un personnage éminemment vertueux comme Ultraman », déclare-t-il. C’est ridicule d’y voir une insulte au bouddhisme. Et la contraindre à s’excuser va mettre en péril la créativité des jeunes (…) Désormais, ils vont se contenter de rester dans les cases et répéter les mêmes interprétations du Bouddha. » D’autres personnalités comme un célèbre avocat et l’abbé d’un temple populaire de la région de Bangkok apportent aussi leur soutien.
Le débat prend même une tournure politique. Pareena Kraikupt, une députée du parti majoritaire (émanation de la dictature militaire qui régna sur le pays entre 2014 et 2019) connue pour ses prises de position nationalistes extrêmes qualifie les peintures de « sacrilège ».
L’étudiante souhaitait « représenter le Bouddha en héros comme Ultraman, qui peut résister aux tentations qui l’entourent et aussi protéger les êtres humains contre le diable afin de maintenir le monde en paix. »
Le groupe Chao Phut Phalang Phaendin dépose une plainte pour violation d’une loi sur l’insulte et la diffamation de la religion contre Suparat, son professeur, le gérant du centre commercial, Chalermchai et l’avocat. Les prévenus risquent sept ans de prison et une amende. Le risque est bien réel, car en Thaïlande, on ne badine pas avec le bouddhisme. Si la liberté de culte est garantie par la constitution, cette religion pratiquée par 95% de la population constitue néanmoins avec la monarchie et la nation un des trois piliers de l’identité nationale du pays.
La plainte sera retirée quelques jours plus tard pour quatre des cinq prévenus. Le groupe de radicaux bouddhistes affirme poursuivre son combat car, croit-il savoir, les « peintures recèlent des codes secrets » et derrière cette affaire se dissimule « un vaste réseau de gens mal intentionnés qui conspirent pour la destruction du bouddhisme » !
Les défenseurs de Suparat, ils sont nombreux, remettent aussi en perspective cette affaire, qui selon eux n’est qu’une interprétation de la liberté de création, par rapport aux abus et dérives – commercialisation, scandales sexuels, toxicomanie… – autrement plus graves qui ternissent régulièrement la réputation du bouddhisme thaïlandais.
Ironie de l’histoire, deux des peintures achetées respectivement pour 4 500 bahts (135 euros) et 6500 bahts (200 euros) par un collectionneur privé ont été vendues aux enchères pour les montants extraordinaires de 600 000 (18 000 euros) et deux millions (60 600 euros) de bahts ! Le collectionneur qui a refusé comme l’exigeaient les radicaux bouddhistes de détruire les tableaux, a promis de verser 90% de la vente à des œuvres de charité et le solde à l’artiste « afin de financer son éducation ».
Comme le conclut une éditorialiste du quotidien Bangkok Post, « l’étudiante qui a été injustement qualifiée de mauvaise bouddhiste s’est vu recevoir l’occasion de devenir une importante donatrice avec l’argent de ce fiasco qui profitera aux moins privilégiés. On est au cœur même du concept de mérite, quelque chose que les extrémistes religieux n’avaient probablement jamais envisagé » !