La blancheur éclatante de leurs silhouettes se découpe sur la pureté bleue d’un ciel sans nuage. Les plus grandes atteignent une taille d’une dizaine de mètres. Elles sont disséminées des deux côtés d’une piste poussiéreuse qui longe un lac aux rives bordées de rizières. De loin, on dirait d’énormes moules de polystyrène posés par des décorateurs d’Hollywood. En s’approchant, on distingue avec clarté le granulé, les volumes et les nuances de blanc et de bleuté de la matière. Il s’agit de sculptures du Bouddha taillées dans un marbre d’une qualité exceptionnelle, une roche réputée pour sa dureté, sa couleur et sa texture qu’on ne trouve en Birmanie que dans cette région de Sagyin, à une quarantaine de kilomètres au nord de Mandalay. Sagyin, c’est une succession de sept collines qui sépare le village du même nom de l’Irrawaddy, le grand fleuve qui traverse le pays du nord au sud.
Les dizaines de Bouddhas de marbre sont figés dans la poussière en position assise, certains ont la main appuyée sur le genou et les doigts pointés en direction du sol (posture Bhumisparsha Mudra), d’autres les deux mains posées au niveau des genoux (Dhyana Mudra).
Quelques-uns sont délicatement couchés sur le bas-côté, enfermés dans des armatures de bois, prêts à être hissés sur des camions. Beaucoup n’ont pour visage qu’un bloc grossièrement taillé. « Ils attendent la venue d’un maître sculpteur qui réalisera leur tête, explique un ouvrier occupé à forer un énorme bloc de marbre. Ici, il n’y a que quelques spécialistes qui peuvent sculpter la tête des Bouddhas, car elles doivent toutes se ressembler et surtout il ne faut pas commettre la moindre erreur, car alors toute la statue est bonne à jeter. »
Sculpté dans un bloc de 900 tonnes
La sculpture sur pierre et en particulier sur marbre, le pantamault en birman, est l’un des artisanats traditionnels inscrits sur la liste des « Dix Fleurs », qui comprend aussi la peinture, le travail sur métal, la joaillerie ou la laque.
L’un des Bouddhas de marbre qui ont marqué l’histoire de la sculpture et celle du pays remonte à la découverte dans les collines de Sagyin au milieu du XIXe siècle, sous la dynastie du roi Mindon, d’un énorme bloc de 900 tonnes. La chronique raconte qu’il a fallu deux semaines avec l’aide de 10 000 hommes pour le transporter de la carrière à Mandalay via le fleuve Irrawaddy. Là, après avoir été sculpté en un Bouddha assis de huit mètres de haut, il fut installé dans le temple de Kyauktawgyi et reçut lors de son intronisation en 1865 le nom de Maha Thetkya Mayazein. C’est aussi dans le marbre de Sagyin qu’ont été sculptées et gravées en pali les 729 stèles du canon bouddhique, le Tipitaka, dans sa version approuvée par le concile bouddhique de 1871. Connue comme le « plus grand livre du monde », cette collection se trouve dans la Pagode Kuthodaw à Mandalay.
Pendant des siècles, les techniques de production des Bouddhas de marbre – de l’extraction des carrières au sculptage et au polissage – n’évoluèrent guère, reposant sur des outils rudimentaires comme le marteau, le burin ou le vérin. Il fallut attendre les années 1990 et l’installation d’un réseau électrique relativement stable pour voir se développer une certaine mécanisation et l’arrivée de scies électriques, marteaux-piqueurs et autres ponceuses. « Avant, avec les outils traditionnels, il me fallait un mois pour réaliser une sculpture d’une trentaine de centimètres, maintenant je peux la faire en deux jours », précise un artisan.
« Nous faisons un travail pour le Bouddha et il nous protège. »
Les 10 000 habitants du village de Sagyin vivent quasi totalement de l’exploitation du marbre que l’on travaille dans une centaine d’ateliers de tailles diverses. Les carrières, comme toute ressource naturelle dans le pays, appartiennent au gouvernement. Les lots de marbre brut sont attribués à des sociétés privées lors d’appels d’offres, les plus riches remportant les blocs les plus prometteurs. Une partie du marbre brut ou en partie sculpté est expédiée à Mandalay, où elle est traitée par des artisans groupés dans une rue connue des touristes, la Kyauk Sitt Than (la « Rue des sculpteurs de pierre »).
Les ateliers de Sagyin et de Mandalay fonctionnent sur une base familiale, hommes au ciseau, femmes et enfants à la ponceuse. Ma Kyaw Ni Myint, une femme de 45 ans, exploite l’un de ces ateliers avec son époux et deux de ses trois enfants. « Nous sommes dans cette activité depuis au moins trois générations, les parents transmettent le savoir-faire à leurs enfants. Ici, nous travaillons pour une grosse société qui exporte les statues. » Un ouvrier peut gagner jusqu’à 5000 kyats (3 euros) par jour. Le maître sculpteur, celui qui a la lourde responsabilité de donner à la pierre toute sa finesse et sa splendeur, touchera beaucoup plus.
Ce travail n’est pas sans risque. La plupart des artisans, appliqués à ciseler et polir toute la journée, ne portent aucune protection contre les projections constantes de poussière. « Je n’ai pas de masque parce que je n’ai jamais vu personne en porter, commente Ko Myint Than, un adolescent en apprentissage. Mais après tout, nous faisons un travail pour le Bouddha et il nous protège. »
Le Bouddha des généraux
Une grande partie des statues – du Bouddha, mais aussi de Guanyin, la divinité de la compassion et de la miséricorde – est exportée vers la Chine par camion via la ville frontière de Ruili. Une statue de neuf tonnes s’y vend environ 15 millions de kyats (9000 euros), auxquels il faut ajouter une taxe d’exportation de 300 000 kyats par tonne (180 euros). Les œuvres non exportées se retrouvent dans l’un des innombrables temples bouddhiques du pays ou chez des particuliers.
En 2000, les généraux dictateurs dans leur obsession mégalomaniaque de réincarnation des rois d’antan ont fait transporter de Mandalay à Yangon par l’Irrawaddy une statue du Bouddha d’une hauteur de 11 mètres taillée dans un bloc de marbre de Sagyin de 500 tonnes. Pour ce faire, ils ont fait construire une énorme barge qui, accompagnée des prières de milliers de fidèles, a mis 13 jours pour parcourir les 700 kilomètres du fleuve. Aujourd’hui, les généraux ont officiellement rangé leur uniforme, mais leur statue continue d’attirer des foules de fidèles dans une pagode du nord de la ville.