La mort est une question importante qui nous accompagne pendant toute la vie, et qui ne cesse de nous interpeller jusqu’au dernier souffle. Elle est au cœur de la pratique et des enseignements dans le bouddhisme. Selon la légende, ce fut en effet à la vue d’un malade, d’un vieillard et d’une procession funéraire à la sortie de son palais, que le prince Siddhartha Gautama prit la ferme résolution de partir en quête de la Vérité, et devint plus tard le Bouddha, le Parfait Éveillé.
Un poème zen, un gatha, composé par le maître zen vietnamien Mãn Giác (XIe siècle) avant de mourir, témoigne de ce passage :
« Le printemps s’en va, cent fleurs se fanent.
Le printemps revient, cent fleurs s’épanouissent.
Devant nos yeux, la roue du temps tourne sans cesse,
Et déjà les cheveux sur nos tempes blanchissent.
Mais ne croyez pas qu’avec le départ du printemps, toutes les fleurs sont tombées.
Hier soir encore, devant mon jardin, j’ai trouvé une branche de pêcher en fleurs. »
La première image est celle de fleurs fanées, non épanouies. Mais après tout, pourquoi pas ? Le fruit, qui donne naissance à un arbre, n’apparaît-il pas à la chute de pétales d’une fleur ? Qu’est-ce qui distingue le bourgeon de la fleur, qui fait succéder la fleur morte à la fleur éclose, sinon notre esprit ? C’est lui aussi qui sépare artificiellement la vie de la mort, qui oppose la vie à la mort, alors que tout n’est que processus de transformation, un continuum de la vie qui se poursuit au-delà de l’apparition et de la disparition des choses. Le poème souligne aussi que la mort n’est qu’une manifestation de l’impermanence des phénomènes. L’impermanence est la marque du temps, le temps qui est une dimension inhérente aux choses. Il ne peut y avoir de vie sans mort. Ainsi, méditer sur la mort n’est rien de plus que de méditer sur la vie.
« De même que l’océan n’a qu’une saveur, le salé, mon enseignement n’a qu’un objet, la souffrance. »
Le Bouddha
L’extraordinaire sérénité qui se dégage de ce gatha prononcé par le maître Zen juste avant sa mort résulte de son attitude de tranquillité et d’équanimité en ses derniers instants. Elle n’a été acquise qu’après un patient travail spirituel, de longues heures de méditation permettant le développement de la compréhension profonde des choses (pañña en pali, prajña en sanskrit). Ce qui montre que l’approche bouddhiste de la mort implique une préparation, un entraînement de toute une vie.
La mort dans le bouddhisme originel
Les points de vue bouddhistes sur la mort présentent quelques nuances selon les traditions bouddhistes, bien que partageant une base commune, l’enseignement originel du Bouddha Gautama. Contrairement à une notion répandue, le Bouddha a très peu parlé du devenir après la mort, car ce dernier, préoccupé surtout par la souffrance dans laquelle étaient plongés les êtres humains de leur vivant, souhaitait avant toute chose leur indiquer le chemin pour s’en délivrer. Telle était la signification de son premier sermon dans le Parc des Gazelles à Sarnath, sur les Quatre Nobles Vérités qui forment l’enseignement de base du bouddhisme : la souffrance (dukkha), l’origine de la souffrance (samudaya) et son extinction (nirodha) par le chemin (magga), qui est l’Octuple Sentier de la Sagesse. « De même que l’océan n’a qu’une saveur, le salé, mon enseignement n’a qu’un objet, la souffrance », disait le Bouddha. La mort étant une partie de cette souffrance universelle.
La méditation sur la mort est aussi la méditation sur la vie.
Rappelons-nous également la parabole de l’homme blessé par une flèche empoisonnée, qui refusant obstinément tout soin médical avant d’avoir des renseignements complets sur la flèche, l’arc, l’auteur du tir, la direction du vent, etc., finit par mourir avant de réunir toutes ces données. De son vivant, le Bouddha utilisait cette parabole pour répondre à la question posée par son disciple Malunkyaputta sur la finitude ou non de l’univers, sur l’immortalité ou non de l’âme, sur le devenir de l’homme après la mort. Pour le Bouddha, il ne sert à rien de s’égarer inutilement dans les spéculations métaphysiques ni perdre son temps dans les interrogations sans réponse. Il importe, en revanche, de se préoccuper de se libérer de ses souffrances, ici et maintenant. C’est ce que l’on appelle le « silence du Bouddha sur les questions métaphysiques », d’où son appellation de Shakyamouni, le silencieux du clan des Shakya. Le silence du Bouddha revêt une double signification : tout d’abord, considérer l’urgence de la situation, telle « une maison en flamme », imposant une action concrète et salvatrice. Ensuite, comprendre qu’il n’est pas possible d’appréhender la Vérité ultime, qui dépasse de loin notre intellect et nos moyens conceptuels.
Pour le Bouddha, la maladie, la vieillesse et la mort sont des phénomènes naturels, auxquels ne peut se soustraire aucun être vivant, y compris lui-même. La fin de sa vie a été racontée en détail par le sutra de la Grande Extinction (Mahaparinibbana-Sutta). À son plus proche disciple, Ananda, qui s’inquiétait de sa santé et du devenir de la Sangha, il répondit : « Ô Ananda, je suis usé, âgé, vieux et chargé d’années. Je suis arrivé à la fin de mes jours. Je suis âgé de quatre-vingts ans. Tout comme un vieux char qui ne peut servir qu’à grand renfort de courroies, je perçois que mon corps ne peut marcher qu’à l’aide de soins… » Il continua néanmoins à enseigner jusqu’à ses derniers instants, en invitant à plusieurs reprises ses disciples à poser des questions au sujet de la Doctrine. Ses dernières paroles furent : « Tous les phénomènes conditionnés sont sujets à l’impermanence. Soyez persévérants, ne relâchez point vos efforts ».
À elle seule, cette phrase pourrait résumer l’enseignement originel du Bouddha sur l’attitude à prendre devant la mort : comprendre profondément l’impermanence (anicca) et le non-moi (anatta), lesquels forment avec la souffrance (dukkha) les trois Sceaux de l’existence (tilakkhana) ; et persévérer dans la pratique du Dhamma (pali) ou Dharma (sanskrit), c’est-à-dire le chemin qui mène à la délivrance. Ainsi, comme il a été rapporté dans une stance du Dhammapada :
« Celui qui considère son corps
Comme un mirage,
Comme un flocon d’écume,
Parviendra à ne plus voir la mort. »
Bien entendu, c’est aussi l’attitude du bouddhisme Theravada, pratiqué essentiellement en Asie du Sud et Sud-Est (Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Cambodge et au Laos), et qui est la continuation du bouddhisme primitif ou originel.
La mort dans le bouddhisme Mahayana
Rappelons que le Mahayana, mouvement réformateur du bouddhisme apparu au début de l’ère chrétienne, s’est propagé vers le nord et l’est de l’Asie, en donnant trois branches principales, qui sont à l’heure actuelle :
- Le Vajrayana (Véhicule du Diamant), plus ou moins confondu avec le tantrisme, ou bouddhisme tibétain
- Le Jing Du (chinois), Jo Do (japonais) ou Tinh Dô (vietnamien), ou École de la Terre Pure
- Le Chan (chinois), Zen (japonais) ou Thiên tông (vietnamien), ou École de la Méditation
Ces deux dernières pratiquées essentiellement en Chine, au Japon, en Corée et au Vietnam.
Le Vajrayana
Dans ses fondements, le Vajrayana partage le même enseignement originel du Bouddha, mais s’appuie aussi sur l’enseignement de l’École du Milieu (Madhyamaka) ou de la Vacuité (Shunyatavada) de Nagarjuna, et de l’École Rien que Conscience (Vijñanavada ou Yogacara) d’Asanga et Vasubandhu. Néanmoins, il attache plus d’importance à la renaissance, comme la reconnaissance de tulkus dans des enfants nés après la disparition de lamas plusieurs années auparavant. Pour le Vajrayana, une étape cruciale de cette renaissance est le bardo (entre-deux), état de conscience intermédiaire entre la mort physiologique et le véritable départ dans l’autre monde. Ainsi au chevet d’un mourant, on commence la lecture du Bardo-Thodöl (Livre tibétain des morts) et on la poursuit pendant sept semaines (qui est la durée maximale du bardo) que le mourant soit conscient ou pas. Quand c’est possible, il est important que le mourant se rappelle ses bonnes actions et qu’il aille à la rencontre de la mort dans le sentiment d’une totale confiance à l’égard de sa vie écoulée. Les pleurs et lamentations de la part de la famille et des proches sont évités, de façon à ne pas perturber son esprit et à lui assurer une mort paisible, et par là une bonne renaissance.
Citons quelques passages de ce livre particulièrement instructif et utile :
« Lorsque les symptômes de la mort sont sur le point d’être réunis, on exhorte le mourant à prendre la disposition de l’esprit d’éveil. Chuchotant doucement à son oreille, on lui dit : Noble fils, ne laisse pas ta pensée se distraire ! Tu es parvenu maintenant à ce qu’on appelle la mort, prends la disposition de l’esprit d’éveil de la manière suivante : hélas, maintenant que pour moi est venue l’heure de la mort, je ne veux, grâce à l’avantage de cette mort, qu’éveiller en moi l’amour, la compassion et la disposition de l’esprit d’éveil. Puissé-je pour le bien de tous les êtres qui s’étendent jusqu’aux confins de l’espace, atteindre ainsi le parfait éveil et l’épanouissement appelé état de Bouddha… »
« Ô noble fils, reconnais que tous les phénomènes que tu constates, toutes les impressions effrayantes, sont tes propres projections. N’aie pas peur, lorsque cela t’apparaît. Puisque tu es un corps-mental produit de tes tendances inconscientes, tu ne peux mourir en réalité, même si l’on te tue ou te hache en morceaux. En réalité ta forme n’est que vacuité, de sorte que tu n’as rien à craindre. Et puisque les émissaires de la mort sont également tes propres projections, il n’existe en eux aucune réalité matérielle. Et la vacuité ne peut point blesser la vacuité ! Sois certain que les divinités paisibles et courroucées, les buveurs de sang à têtes multiples, les lumières d’arc-en-ciel et les terrifiantes formes du Seigneur de la Mort, et d’autres encore, n’ont pas de réalité, de substance propre, qu’ils émanent seulement du jeu de ton esprit. Si tu comprends cela, toute peur est naturellement bannie… Reconnais que la claire lumière est ta propre connaissance, ta propre irradiation. Si de cette manière, tu obtiens la vue pénétrante, sans le moindre doute, sur-le-champ, tu seras devenu un Bouddha. »
Il est important de noter qu’il n’y a ici rien de surnaturel, de fantastique, et que tout ce que le mourant ressent et perçoit émane simplement de son propre esprit, lequel est naturellement vide. Comme le notait Lama Anagarika Govinda dans une préface du livre, « le Bardo-Thodöl n’est pas un guide des morts, mais un guide de tous ceux qui veulent dépasser la mort, en métamorphosant son processus en un acte de libération ».
Le Jing Du
Pour la branche Jing Du (Terre Pure) fondée essentiellement sur la foi-dévotion en le Bouddha Amitabha (E Mi Tuo (chinois), Amida, (japonais), ou A Di Dà (viêtnamien) et les Bodhisattvas, parmi lesquels les plus vénérés sont Avalokiteshvara, ou Guan Yin (chinois), Kannon (japonais), Quan Âm (vietnamien), « à l’écoute des suppliques du monde », et Ksitigarba Di Zang (chinois), Jizo (japonais), ou Dia Tạng (vietnamien), qui a fait le vœu de demeurer dans les enfers tant qu’il y reste des suppliciés, la mort est aussi le passage dans l’au-delà, dans le meilleur des cas vers le pays de l’Ouest de la Suprême Félicité (Sukhavati, Tay Phuong Cuc Lac, vietnamien).
Par la dévotion, les bonnes actions et les mérites, les prières, la répétition du nom de Bouddha (niàn fo, nembutsu, niêm phât), la récitation des mantra et darani, chacun espère améliorer son karma et être accueilli à sa mort par le Bouddha Amitabha dans son pays de félicité. Ainsi la mort peut être attendue sereinement, grâce à l’espérance en un passage à la vie éternelle, un peu comme dans les religions monothéistes, mais dans un esprit, il faut le reconnaître, assez éloigné de la doctrine bouddhique originelle.
Une autre façon de concevoir la Terre Pure est celle d’une « Terre Pure intérieure », par opposition à la « Terre Pure d’ailleurs », c’est-à-dire un monde de pureté et de sérénité de son propre esprit. Cette conception, plutôt rare parmi les adeptes du Jing Du, est plus proche du bouddhisme originel et du Chan.
Le Chan
Le Chan (Zen ou Thiên tông) a une vision différente, inspirée des Prajña-paramita Sutra (Perfection de Sagesse), de la notion de Vacuité (Shunyata, Không) et née de la pratique de la méditation, visant directement l’esprit, au-delà de la pensée discursive.
Les maîtres zen avaient l’habitude de laisser avant de mourir des gathas, de courts poèmes constituant chacun un véritable enseignement posthume, et dont l’esprit peut être résumé en quelques mots : simplicité, naturel, lâcher-prise. Écoutons ce haiku de Bashô :
« Ce même paysage
Entends le chant
Et vois la mort de la cigale. »
Et ce gatha du maître Thiên vietnamien Van Hanh (XIe siècle), composé à l’approche de sa mort :
« Le corps apparaît et disparaît, comme l’éclair,
Les arbres verdoyants au printemps se dessèchent en automne.
De la prospérité et du déclin, n’ayons aucune crainte,
Prospérité et déclin sont comme de la rosée sur la pointe de l’herbe ».
Puisque tout est changement, vie et mort se retrouvent entremêlées, vides de signification, d’attribut, de caractère propre. Seul l’instant présent existe. Il n’existe que dans notre esprit, mais c’est l’instant-cosmos qui englobe l’univers tout entier. Tout le reste n’est qu’illusion, y compris la mort.
« Quand l’esprit apparaît, dit Tuê Trung Thuong Si, le maître du premier patriarche de l’école Thiên vietnamienne Trúc Lâm Yên Tu (XIIIe siècle), la naissance et la mort apparaissent,
Quand l’esprit disparaît, la naissance et la mort disparaissent. »
Alors, pourquoi se poser encore la question de la naissance et de la mort ? N’est-ce pas par pur attachement à son ego ? Car si le moi n’existe pas en réalité, qui meurt finalement ? Comme le disait Muso Soseki, maître zen Rinzai et aussi maître du jardin japonais (XIIIe-XIVe siècle) :
« En jetant cette toute petite chose qu’on appelle « moi », je suis devenu le monde immense ».
Cet effacement de soi n’arrive pas spontanément ni facilement, mais au prix d’un travail intérieur quotidien et d’un effort soutenu.
« Ici et maintenant, conseillait le maître Taisen Deshimaru, il faut arrêter la roue du karma, actionnée par la pensée, la parole et l’action. Au mouvement, il faut substituer l’immobilité, au bruit le silence. C’est cela, entrer dans le cercueil du zazen. Et lorsqu’on en sort, la mort ne nous effraie plus, elle nous est familière. L’univers n’est plus regardé à travers une paille. »
Au terme de cette analyse, que peut-on conclure ? La méditation sur la mort est aussi la méditation sur la vie. À moins de croire en la vie éternelle, le bon sens fait que l’on finit toujours par se recentrer sur la vie actuelle, sur l’instant présent. Pour Léonard de Vinci, « une journée bien remplie donne un bon sommeil ; une vie bien remplie donne une mort tranquille ». La meilleure façon d’aborder la mort est sans aucun doute de mener la meilleure vie possible
Pour le bouddhiste, la meilleure vie est la vie juste, en suivant l’Octuple Sentier de la Sagesse enseigné par le Bouddha Gautama. L’important est d’avoir une vue juste des choses (samma-ditthi), de se débarrasser de l’ignorance (avijja), avec ses deux composantes majeures : l’illusion de la permanence et l’attachement à l’ego. Il ne s’agit pas là d’un discours purement intellectuel, mais d’une pratique spirituelle, d’un entraînement mental nécessitant discipline et persévérance durant toute une vie.
L’exemple de grands maîtres bouddhistes montre que le développement de la compréhension profonde (pañña) et l’amour-compassion (metta-karuna), confèrent une énergie spirituelle et un détachement tels qu’ils ont toujours abordé la mort avec une joie sereine, en la transcendant complètement.