Vous auriez pu le rencontrer n’importe où. Dans les frimas de l’hiver, émergeant des brouillards et de ce froid humide qui vous trempe les os au Japon, assis sur de vieux cartons qui lui servaient de tatami improvisé dans le parc de Kaikoen à Kyoto, sa robe rapiécée l’enveloppant et lui couvrant la tête comme une capuche. Sa silhouette longiligne et malingre immobile abritée du vent par un bosquet de bambous, son corps maigre nourri de thé, de riz, de racines et de modestes légumes récoltés çà et là. Vous auriez pu le retrouver au même endroit dans le plein été, entouré d’une dînette improvisée avec son pot à thé, un petit brasier à charbon, quelques bols usés et ustensiles de fortune, ses feuilles, sa pierre et ses pinceaux pour la calligraphie, et des feuilles d’arbre soigneusement sélectionnées dans un bol, dont il en extrayait une pour la souffler entre ses lèvres. S’élevait alors une étrange mélopée maladroite et entêtante qui se modulait en mélodies qui attirait des hordes d’enfants joyeux et curieux de voir un prêtre si bizarre et drôle jouer des feuilles d’arbre. Vous auriez pu le voir également recevoir des visiteurs en leur offrant un thé et conversant de poésie ou du zazen, le zen assis, la grande affaire. À ceux qui lui offraient quelque aumône, il leur traçait sur le champ une calligraphie, reconnaissable entre toutes, de son pinceau fin et délié. Qu’importait la saison, ce moine était une improbable rencontre dans le Japon de l’après-guerre, c’était comme si l’on traversait le temps pour retrouver un des moines et poètes excentriques que l’on ne surprend parfois endormis entre les feuillets d’un livre. Sodô Yokoyama était un anachronisme vivant. Un visage et un corps joyeux assis sur le bord des routes, sous les ponts, une ombre gracieuse et légère qui regagnait parfois le modeste logis de six tatamis qui lui servait de demeure, à moins qu’il ne préfère plonger sa carcasse et infuser ses yeux à la nuit même. Un être de passage et de pauvreté.
Le temple sous le ciel
Après avoir étudié, exercé plusieurs métiers puis avoir reçu la tonsure de moine, il était devenu le disciple et le successeur de Sawaki Kôdô, à Antaiji. Y trouvant probablement la vie bien trop confortable et pas assez libre, il avait quitté le temple pour mener une vie pauvre de moine errant. Il avait fini au bout de six ou sept ans de recherches par trouver un parc merveilleux et propice pour accueillir sa pratique journalière du zazen, un lieu où il se sentait bien et où il était « facile de vivre » selon ses mots, un lieu qu’il baptisa du nom de « temple sous le ciel ».
En plein air, près d’un bosquet de bambous et non loin d’une petite allée, il installa plusieurs épaisseurs de cartons, des plastiques et son coussin pour s’y asseoir plusieurs heures durant chaque jour. Aux curieux et promeneurs, amoureux timides et gamins tapageurs, il offrait de la musique qu’il avait composée et qu’il soufflait délicatement dans des feuilles de Masaki maintenues humides. Distrayant de rires et d’histoires des passants, amusant des ribambelles d’enfants avec sa feuille-flûte, ou simplement partageant l’assise silencieuse des Bouddhas avec moines et laïcs le visitant. Quand on lui demandait comment il avait choisi cet endroit insolite, il répondait volontiers : « Tout ce que vous avez à faire, c’est de décider que l’endroit où vous êtes est le meilleur au monde, car si vous commencez à comparer cet endroit à un autre et ainsi de suite, vous n’en finissez jamais ».
« La flûte de feuille est le jeu des enfants qui, lorsqu’ils grandissent, oublient tout de leurs jeux et de la simplicité de faire chanter une herbe ».
Un jour qu’un groupe d’adultes le visitait, une dame eut l’idée saugrenue de lui demander son âge, dix-neuf ans répondit-il alors, sans l’ombre d’une moquerie ou d’un sarcasme, le plus sincèrement du monde. Ne considérait-il pas que faire de la flûte de feuille était une activité pour les gosses et les jeunes esprits ? Surpris qu’on le considère comme un grand-père avec affection, il écrivit que « même en rêve, il ne pouvait se voir comme une personne âgée. La flûte de feuille est pour les enfants, ce n’est pas une activité pour les gens sérieux et les grandes personnes. C’est le jeu des enfants qui, lorsqu’ils grandissent, oublient tout de leurs jeux et de la simplicité de faire chanter une herbe ».
Lorsque Arthur Braverman le visita dans les années 70 et s’étonna de ce qu’il pouvait être heureux là depuis vingt ans, il répondit simplement : « Comment pourrais-je m’ennuyer puisque je n’attends rien du tout. Je ne cherche pas à me comparer à quiconque et encore moins entrer en compétition avec les autres. Je fais juste ce que j’ai à faire, ce que j’aime faire, jour après jour, simplement. Mon temple est ce coin du parc et le ciel bleu, le soleil au-dessus, et mon pays est cette terre où je suis assis ».
S’éveiller à sa nature de Bouddha
Des enseignements de son propre maître Sawaki Kôdô, il écrivit ces mots qui éclairent aujourd’hui la crise dans laquelle nous nous trouvons : « Le simple fait d’être conscient d’être illusionné, ce qui nous vient par le fait de s’asseoir, fait de nous un Bouddha. Quand en zazen, nous observons toutes ces idées et images qui surgissent continuellement, nous réalisons combien nous sommes ordinaires (…) c’est après tout, tout ce que nous sommes. La véritable illumination est de s’éveiller à la nature de notre illusion. Voilà comment des gens tout à fait ordinaires sont sauvés par le zazen. Nous prenons alors toute la mesure de notre égarement et comprenons que si nous nous écartons de la simple assise, nous serons incapables d’endiguer cet égarement et que nous nous perdrons. On peut dire que le monde se perd parce qu’il est incapable de regarder en face ses chimères. Tous les problèmes de ce monde qu’ils soient politiques, économiques ou autres, viennent du fait que l’on a perdu la conscience de son propre égarement. »