L’abandon de Tosui

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Portrait d’un sage qui troqua ses robes d’abbé contre des hardes de mendiants.

Cela faisait maintenant plusieurs lunes – tant et tant qu’on avait peine à les compter – que le vieux Tosui s’était éclipsé à la faveur de la nuit, laissant sa chambre et sa couche vide, sans aucune trace comme les pensées quand elles se défont en l’esprit ou le vol des oiseaux dans le vaste ciel. Le vieux maître avait mûri ce projet très longtemps, désirant mêler son corps au monde flottant et le laisser dériver au gré des choses qui passent et des vents bienfaisants ou mauvais. Troquant ses belles robes d’abbé contre des hardes de mendiants, il avait fait un heureux ce jour-là ; c’est sans nom, sans titre, sans rien ni personne qu’il était parti par la vallée en suivant la rivière impétueuse en direction de la capitale. Chinshu, son plus fidèle disciple, ne se remettait pas de ce départ, et prit finalement la décision de voyager en quête du maître pour le retrouver et le servir où qu’il soit.

C’est ainsi que ses pas le menèrent à Kyoto, où à force de questionner passants et marchands, il apprit la présence d’un vieux barbu pouilleux et hirsute qu’on voyait fréquemment s’asseoir au bord de la Kamogawa, la belle et large rivière des canards. Et c’est non loin de temple de Kyomisu que le disciple reconnut le maître parmi une flopée de mendiants qui avaient élu domicile sous un pont. Derrière la barbe et la chevelure crasseuse et hirsute, les yeux brillants et le visage expressif et bon rayonnait sans qu’aucun doute ne soit permis. Le maître était vêtu d’une simple robe rapiécée, d’un vieux sac reprisé maintes fois et portait un bol de bois ébréché. Il conversait et riait avec ses compagnons d’infortune. Quand il le vit s’approcher, le maître lui dit de passer son chemin et qu’il n’avait rien à faire ici. Peu lui importait ce qu’il devenait, l’un et l’autre ne devaient plus se retrouver dans cette vie. Chinshu décida de rester pourtant, s’obstinant, car il prenait ce refus comme un enseignement, et plusieurs jours durant, il essuya les rebuffades du vieux fou qui lui demandait de s’occuper de ses propres affaires et de partir. Il se mit en route, prit le chemin des montagnes et l’acolyte le suivait pas à pas, comme l’ombre suit la forme. De village en village, ils parvinrent à Otsu, où au milieu d’une forêt de bambous et devant une petite stèle, il entendit le maître murmurer cette gatha pour lui-même :

C’est ma vie telle qu’elle est
Une vie large et libre
Une robe usée, un bol brisé
Quelle tranquillité et quel calme !
Quand la faim me prend, je mange
Et si c’est la soif, je bois
C’est tout ce que je sais
Le vrai et le faux si chers au monde
Désormais ne me concernent plus

Abandonner le monastère n’est pas fuir sa charge

Ce récit raconte plus que la piété filiale et profonde exprimée par l’acolyte face au maître. Il dit d’abord le détachement souverain qui pourrait être le nôtre. Abandonner le monastère n’est pas fuir sa charge, mais se dépouiller de ce qui n’est plus essentiel. Ne pas laisser les rôles encombrer notre vie, nous alléger de ce poids qui n’est autre que celui de l’attachement. Inviter la fluidité de l’eau, la légèreté du nuage et mêler nos pas à un monde dépourvu de pourquoi. Apprécier la simplicité de ce que nous sommes. Il ne s’agit pas de plaquer le boulot, quitter sa famille, mais vivre son quotidien avec simplicité et joie, sans le sérieux pontifiant de la tristesse ou du souci. Vivre enfin l’insouciance, l’absence de tout souci. Et ce chant que Tosui entonne et offre en est la plus radicale illustration: il s’agit de se dépouiller du superflu et surtout, le plus haut dépouillement qui soit, l’abandon des vues et des jugements. Le vrai et le faux représentent, ici, cette comptabilité fastidieuse et futile à laquelle nous nous livrons à tout bout de champ, mettant chacun et chacune dans des boîtes et des cases, classifiant et coupant dans le réel, départageant ce que nous croyons être le bon grain de l’ivraie. Ainsi, tous et tout y passent : à peine rencontrons-nous quelqu’un ou vivons-nous une expérience que nous l’évaluons. Nous quantifions et qualifions tout ce qui nous entoure, et ce, jusqu’à nous-mêmes ! Nous sommes les premiers à saboter notre joie. Il nous suffit pourtant de nous réconcilier avec notre vie telle qu’elle, de vivre enfin.

La voie de l’abandon des vues

Pour l’entendre vraiment, nous devons toutefois prêter l’oreille à ce que cette histoire raconte vraiment ; nous devons au, delà de son sens exotérique, trouver sa signification ésotérique. Les textes religieux souffrent souvent d’être mal lus. Ils sont pris et compris au pied de la lettre, ce qui a pour conséquence de nourrir intolérance et fanatisme. Si nous voulons réellement décrypter ce récit, au-delà de la jolie histoire d’un sage du passé, nous pourrons comprendre qu’il peint le paysage même de l’esprit : l’acolyte représente cette tendance, cette agitation permanente et fébrile, qui cherche, veut saisir et obtenir. Tosui, heureux et satisfait de son sort, est dans l’insouciance des sages et des enfants, il est cette part de nous-mêmes fluide et libre et joyeuse. Il se contente de faire ce qu’il importe de faire, sans calcul ni arrière-pensées. Sans se retourner, il peut aisément passer d’un moment à un autre, sans rien emporter avec lui, sans plus ruminer, dans l’immense légèreté d’être.

Tosui est dans l’insouciance des sages et des enfants, il est cette part de nous-mêmes fluide et libre et joyeuse. Il se contente de faire ce qu’il importe de faire, sans calcul ni arrière-pensées. Sans se retourner, il peut aisément passer d’un moment à un autre, sans rien emporter avec lui, sans plus ruminer, dans l’immense légèreté d’être.

L’immense Nagarjuna, le sage indien, formule la chose en ces termes dans un vers resté célèbre et qui résume à lui seul l’essence de toute la pratique bouddhiste :

Je m’abandonne face à Gautama
Dont la compassion enseigna la grande voie
Qui conduit à l’abandon de toutes les vues

Les vues nous empêchent de vivre le réel. Elles s’interposent entre nous et le monde sous la forme de projections, d’idées, de peurs ou de désirs. Nous sommes captifs d’une épaisse gangue de conceptions et formations mentales que la pratique se propose de briser. Le bouddhisme n’est pas dans cette perspective une couture de dogmes, d’avis et d’opinions sur tout et n’importe quoi, de jugements à l’emporte-pièce, un nouveau credo ou un corps de superstitions qu’il faudrait adopter, un ensemble de rites exotiques qui ne feront que compliquer encore le paysage. Non, tout simplement, la libération de ses propres pensées et préjugés qui nous aient été transmis ou que nous ayons forgés et nourris. Cette voie de l’abandon des vues est commune à tout le bouddhisme. Elle est vivante à travers la méditation. C’est la pratique du Bouddha historique sous l’arbre de l’Éveil.

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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