Une vieille femme dans un village reculé du Japon avait donné refuge à un jeune moine, lui faisant construire un bel ermitage au fond du jardin et lui apportant thé et nourriture chaque jour pendant dix années. Le moine, quant à lui, n’avait rien d’autre à faire en contrepartie que de s’adonner avec assiduité à la pratique de la méditation et à l’étude des enseignements du Bouddha. Tel était l’accord qu’ils avaient scellé jusqu’au jour où elle voulut véritablement éprouver la compréhension réelle du moine. Qu’avait-il vraiment compris dans sa pratique solitaire ? Ne s’était-il pas fourvoyé dans son immobilité sereine ? Serait-il tombé dans le piège dénoncé par Nagarjuna concernant la vacuité ? Il lui vint alors une idée brillante, celle de demander à une fraîche et belle jeune fille de dix-sept printemps, la plus belle du pays disait-on, de rendre visite à ce moine. Parée de ses plus beaux atours, les cheveux noirs soigneusement peignés et lissés, le corps parfumé, la jeune fille prit le chemin qui conduisait à la porte du cabanon où le moine sur sa natte était assis, absorbé dans une méditation profonde. Elle s’assit face à lui et le contempla longuement. Son visage aux traits purs et comme lavés par le silence dans lequel il baignait était d’une grande beauté et noblesse. Elle déposa une offrande de nourriture à laquelle il ne prêta pas plus d’attention qu’à elle. Sa méditation doit être bien profonde, se dit-elle. Et prise d’un désir soudain, elle s’approcha de lui et déposa ses lèvres humides sur les siennes. Il ne bougea pas d’un cil. Ne répondit en rien à cette soudaine étreinte et demeura immobile et stoïque dans la douce lumière du matin. Elle lui parla : « Tu es beau, jeune moine, ne me désires-tu ? » Il ouvrit alors la bouche pour prononcer de manière sentencieuse : « Je suis un vieil arbre mort sur une falaise froide, nulle chaleur n’est à trouver en plein milieu de l’hiver ». La jeune fille touchée et impressionnée par tant de détachement, mais déçue aussi de le voir ne pas répondre, se releva et le salua profondément les mains jointes. À son retour, la vieille femme la questionna ; elle lui narra l’étrange épisode durant lequel le moine était resté de marbre. « Quoi ! », s’écria-t-elle, c’est donc tout ce que cet écervelé a compris ! Voilà dix ans que j’abrite un misérable et un paresseux ! » Et elle se précipita jusqu’à l’ermitage d’où elle délogea le moine à coup de balai pour, aussitôt, mettre le feu à la cabane qui, en quelques instants, s’embrasa et dont il ne resta bientôt plus que quelques poignées de cendre.
Le piège de la vertu
Que peut bien signifier cette soudaine colère de la vieille dame ? Car il ne faut pas s’y méprendre, elle aurait probablement vu tout aussi rouge s’il s’était laissé tenter par la jolie jeune fille. Ainsi donc, prenant ou rejetant, c’est la même erreur. Comment sortir de cette impasse ? Je voudrais pointer ici quelques modestes directions qui peuvent éclairer cette incroyable histoire et notre propre vie.
D’abord, ce moine, enfermé dans une pratique morale et rigide, défendant sa vertu et sa réputation, fait bien peu de cas de cette jeune fille. Il ne l’écoute guère. Ne manifeste aucune compassion pour sa souffrance et son trouble, et ne songe qu’à préserver sa vertu et en faire la démonstration et la publicité. Sa vertu est fruit d’un nombrilisme et essentiellement narcissique. Or, cheminer, c’est d’abord se débarrasser du souci de soi, faire attention aux autres et à ce qui les affecte.
Cheminer, c’est d’abord se débarrasser du souci de soi, faire attention aux autres et à ce qui les affecte.
Puis, sa vertu est apprise, elle n’a aucune espèce de fraîcheur, il récite une leçon et se pose en héros de la morale. La véritable vertu naît des circonstances et s’adapte à tout ce qu’elle rencontre. Il aurait pu inviter la jeune fille à s’asseoir, lui proposer une promenade dans le jardin, admirer avec elle les fleurs de la saison et l’inviter à la pratique plutôt que de servir le plat d’une morale réchauffée mâtinée de dédain et d’arrogance.
Enfin, le piège est bien là, la question et la réponse n’est pas de prendre ou repousser, de saisir ou jeter. Et c’est en ces termes que le moine articule et manifeste sa compréhension. Il obéit à un schéma dualiste, incapable de vivre sans conceptualiser et trancher le réel en le départageant entre le juste et le faux, l’illusion et la vérité. Toute action eut été juste non en tant que telle, faire l’amour ou se l’interdire, mais parce qu’émanant de la juste intuition nourrie d’amour et de compréhension. Ce moine en était incapable. Ainsi, il fut chassé par son propre égarement et son ivresse spirituelle.
Un dernier mot et non des moindres. Le retournement ultime de ce kôan : dans cette histoire, qui sommes-nous ? Ne sommes-nous pas ces trois visages tour à tour ? N’adoptons-nous pas ces stratégies éculées et souvent déplacées ? La conduite du moine est certes hautaine, celle de la jeune fille bien trop aguicheuse. Mais que dire de la vieille femme violente et très sévère ? Qui a raison ? Qui a tort ? N’y a-t-il pas un lieu et un moment où ces trois manières de danser avec le réel n’ont plus lieu d’être ? Séduction, agression ou jugement sont-ils des conduites authentiques ou des réflexes conditionnés ?
Brûlons la demeure de ce kôan même, comprenons cette comédie que nous jouons tous, et alors entrons vivant et frais dans notre vie.