En ce sens, la doctrine du karman désigne à partir de cette époque la théorie des actes moraux : ce sont les actes bons qui font la personne bonne, ce qui signifie clairement, et cela prend toute son importance dans une civilisation où l’acte rituel est au centre de la vie sociale, qu’une personne est déterminée moralement par les actes qu’elle accomplit. Il existe pourtant une différence majeure entre l’acte rituel et l’acte moral : le premier obéit à une injonction védique sous la forme « Accomplis les sacrifices si tu désires atteindre le Ciel », tandis que l’individu qui fait le bien ne peut pas toujours trouver la raison de le faire dans les commandements du Veda. Aucune injonction générale ne lui commande d’aider tel voisin plutôt que tel autre parce qu’il faut, pour cela, faire œuvre de jugement, avoir connaissance des moyens dont on dispose, être sensible au malheur des autres, etc. Le Veda n’est d’aucune aide pour décider du moment où agir, de la personne qui doit en bénéficier et du reste. On ne peut pas répondre non plus qu’une personne dit la vérité parce qu’elle est bonne, car « on devient bon par un acte bon », comme l’enseigne l’Upanishad. C’est parce qu’elle ne ment jamais qu’une personne est jugée bonne. Le problème se pose donc : pourquoi ne ment-on jamais et dit-on la vérité ? Autrement dit, pourquoi fait-on le bien ? Si le Veda est écarté, parce qu’il ne suffit pas de savoir ce qu’est le Bien (dharma) pour faire le bien, alors il faut se demander quelle est la source morale des actes moraux.
D’où vient l’acte mental à la source de l’acte moral ?
La doctrine du karman affirme, en réponse, que seuls des actes moraux peuvent causer d’autres actes de cette nature. Pourquoi ? Il faut revenir sur l’acte. On trouve dans la culture de l’Inde ancienne une théorie de l’acte commune au brahmanisme et au bouddhisme, où l’on enseigne que l’être humain agit de trois manières : par la pensée, la parole et le corps. On en déduit que l’individu agit moralement par sa pensée, sa parole et son corps. Penser constitue ainsi un acte mental, comme l’expérience et l’histoire le confirment, puisque la pensée humaine fait agir les individus autant que leur parole et leur corps. De la même façon, un certain acte mental, qu’on l’appelle « intention, volonté, choix », est à l’origine de l’acte moralement bon ou mauvais. Mais d’où vient l’acte mental à la source de l’acte moral ? C’est sur ce point que le brahmanisme et le bouddhisme entrent en débat.
Le brahmanisme affirme, en conformité avec la causalité des actes, qu’un acte mental, un choix par exemple, résulte d’impressions inconscientes déposées dans le mental par des vies antérieures, où d’autres choix ont été effectués mentalement, eux-mêmes en relation avec de plus anciens choix, ainsi de suite à l’infini. Quand l’acte du choix opère dans le mental, l’individu n’a rien d’autre à faire qu’à en prendre acte : le choix étant opéré, il lui reste encore à accomplir un certain nombre d’actions, « dire la vérité, porter secours, défendre la justice, etc. ». Or, on sait par expérience qu’un individu peut mal agir avec une bonne inten
tion ou, inversement, bien agir avec une mauvaise intention. C’est donc la preuve qu’entre l’acte mental et l’action qui le concrétise peut se creuser un fossé. Pourtant la doctrine du karman enseigne que les actes produisent d’autres actes. Deux solutions s’offrent ici. Soit c’est l’acte mental qui est moralement bon, et l’individu n’a plus qu’à le traduire par des actions en conformité avec lui ; soit c’est l’action, à savoir la concrétisation de l’acte mental, qui est jugée bonne, parce que l’acte mental ne correspond jamais complètement à l’action. La première solution est retenue par le bouddhisme, tandis que la seconde est choisie par le brahmanisme, dans l’école philosophique du Yoga. Quelles en sont les conséquences ?
La doctrine du karman affirme que seuls des actes moraux peuvent causer d’autres actes de cette nature.
Le bouddhisme insiste sur l’intention bonne de l’individu en parfaite conformité avec la quatrième Noble Vérité, l’Octuple Voie, telle qu’elle est comprise selon le canon pali, plus précisément selon la Corbeille des Sermons (suttapitaka). En effet, il est enseigné que sur les huit facteurs qui conduisent à la cessation de la souffrance humaine, il en existe un qui est directement lié à la question de l’intention, il s’agit de sammâ sati « l’attention juste ». De quoi s’agit-il ? Comme le détaille le sermon intitulé satipatthana « Etablissement de l’attention », le bouddhiste doit porter son attention sur l’esprit (citta), ses fluctuations, ses émotions, ses idées, comme s’il assistait à une représentation théâtrale, où il observe ce que font et disent sur scène les différents personnages qui s’y agitent. En s’exerçant ainsi à porter son attention sur ce qui se passe dans son esprit, l’adepte apprend à savoir si son esprit est calme, agité, traversé par des idées ou des émotions, en train de réfléchir ou de rêver. Plus précisément, il se montre attentif à tous les facteurs qui peuvent concourir à produire ce que l’on appelle schématiquement une « intention » morale.
Ne pas se laisser duper par ses croyances personnelles ni ses désirs
En vérité, il n’existe pas une intention clairement discernable, mais plutôt un faisceau de facteurs de production de l’intention, comme la présence d’émotions, la nature des idées, l’état de concentration, la survivance d’impressions. On sait que la littérature ancienne appelée abhidharma, en sanscrit, littéralement « vérité suprême », s’attache à détailler tous les facteurs, il y en a plus d’une centaine, dont l’action peut, certaines circonstances étant données, produire dans l’esprit une intention morale. Cela signifie que le bouddhisme attache la plus grande importance à l’étude de ces facteurs, mais à condition que l’on ait soi-même un esprit particulièrement analytique, ce qui n’est pas le cas de tout un chacun. Ce n’est pas non plus le but du bouddhisme, car il importe surtout de comprendre que chacun doit observer son état mental en permanence sans se laisser duper par ses croyances personnelles ni ses désirs. Il se peut même que cette observation de l’esprit rende le sujet humain plus lucide sur soi, et qu’il apprenne à dépasser les apparences mentales pour essayer de discerner les facteurs en activité. Par exemple, je peux croire de bonne foi que j’ai l’intention morale d’aider une personne parce que je ressens de la compassion pour elle. Mais je peux être conduit à découvrir, par la pratique de « l’attention juste », qu’en réalité j’aide cette personne parce que je suis sensible à sa beauté, sa grâce, ou bien parce qu’elle me rappelle une tante ou une amie d’enfance.
Avant même d’agir, l’être humain est donc en train d’agir par son esprit, parce qu’il existe une multitude de facteurs mentaux, plus ou moins discernables, dont le concours produit l’intention morale consciente.