Comment expliquez-vous la popularité du mouvement nationaliste bouddhiste Ma Ba Tha et de son sulfureux leader Wirathu ?
Frédéric Debomy : Un ensemble de facteurs l’explique, dont le sentiment anti-musulman qui s’est généralisé en Birmanie. Il existe une confusion entre nationalité, ethnie et appartenance religieuse, et cette idée que les Rohingyas ne sont pas birmans, car ils ne sont ni de l’ethnie majoritaire bamar ni bouddhistes. Cela alimente une maladie nationaliste, mais aussi une peur de l’extinction du bouddhisme face à la supposée augmentation du nombre de musulmans birmans – les « Kalar », une insulte que l’on peut traduire par « bougnoules » -, pourtant ultra-minoritaires. Le moine Wirathu surfe là-dessus depuis qu’il est apparu en 2011 lors d’une phase « d’ouverture » politique, orchestrée et contrôlée par les militaires.
La population birmane souffre beaucoup depuis son indépendance de 1948, les frustrations sont nombreuses. En brocardant les musulmans, dont les Rohingyas, Wirathu désigne des boucs émissaires à son peuple. Depuis cette ébauche d’ouverture, qui confère davantage de liberté d’expression aux citoyens birmans, beaucoup se défoulent via Facebook, le principal réseau de circulation de l’information dans le pays, permettant à chacun de déverser sa colère.
Benoît Guillaume : J’ai découvert Wirathu à partir de photos le présentant soit avec un visage menaçant, déformé par la colère, soit absolument calme et stoïque. Cet homme a véritablement plusieurs visages. Je me souviens d’un des « fixeurs », ces guides-interprètes des journalistes étrangers, avec qui nous avons travaillé. Il était musulman et l’avait déjà rencontré. Malgré le fait qu’il ne l’aimait pas, il admettait qu’il dégageait une certaine aura. D’où son statut d’icône.
Quelles sont les relations entre Aung San Suu Kyi et Ma Ba Tha ?
Frédéric Debomy : Je ne doute pas qu’Aung San Suu Kyi se méfie de Ma Ba Tha. Wirathu avait clairement mené campagne contre la « Dame » lors des élections législatives de 2015. Elle perçoit ce mouvement nationaliste comme un fléau – on peut d’ailleurs s’interroger sur le fait qu’elle partage elle-même certaines idées nationalistes -, qui rencontre un écho très fort en Birmanie, d’où son hésitation à combattre Ma Ba Tha avec fermeté.
« En brocardant les musulmans, et plus particulièrement les Rohingyas, Wirathu désigne des boucs émissaires à son peuple. » Frédéric Debomy
Son manque de réactivité face à la situation des Rohingyas lors de la flambée de violences en 2017 (1), s’explique, entre autres raisons, par le fait que les violations des droits de l’homme commises par l’armée birmane existent depuis longtemps. Ce n’était pas un épisode inédit, malheureusement. Je ne veux pas prendre sa défense, mais je pense qu’Aung San Suu Kyi est partie du principe qu’elle n’avait pas la main pour contrôler l’armée et que, dès lors, il valait mieux rester au pouvoir pour avancer à petits pas plutôt que d’adopter une attitude frontale. On peut cependant interroger sa lecture de la situation et déplorer son autoritarisme, qui ne l’incite pas à écouter les nouvelles qui ne lui conviennent pas.
Vous précisez que le bouddhisme birman ne se limite pas à Ma Ba Tha, comme le prouve l’action en faveur de la réconciliation du moine bouddhiste U Wi Thote Da. Toujours sous surveillance policière, il avait abrité 800 musulmans dans son monastère au moment des émeutes de 2015.
Frédéric Debomy : Ce moine a été placé sous surveillance pour des raisons dérisoires. En 2017, deux journalistes étrangers (2) ont été arrêtés pour avoir filmé le Parlement avec un drone. Auparavant, ils avaient interviewé U Wi Thote Da, entre autres personnes, pour nourrir leur enquête, ce qui lui a valu d’être à son tour surveillé pour avoir simplement accepté de témoigner ! La seule préoccupation d’U Wi Thote Da est le vivre ensemble. Malheureusement, en Birmanie, les moines pacifistes ne sont pas ceux qui se font le plus entendre… (3)
Aujourd’hui, quelle est la position des moines de Ma Ba Tha au sujet des femmes : leur opposent-ils toujours ce concept de « Phon », une force spirituelle dont elles seraient dépourvues ?
Frédéric Debomy : Sans doute. Ce concept traduit l’idée que les hommes disposent d’une sorte de puissance spirituelle que les femmes n’ont pas, justifiant ainsi la domination masculine. Il y a notamment cette croyance qui dit que si on dispose des sous-vêtements féminins au-dessus de sous-vêtements masculins, l’homme sera tout d’un coup privé de son « Phon » ! Dans notre bande dessinée, nous évoquons aussi ces moines extrémistes qui ont poussé à l’adoption d’une loi empêchant les femmes bouddhistes d’épouser un homme d’une autre foi. De manière générale, la Birmanie est une société traditionnelle, où la place des femmes n’est guère enviable…
Qu’est-ce qui vous a le plus choqué durant cette enquête ?
Frédéric Debomy : Ce qui me frappe toujours, c’est de voir des personnes qui ont lutté pour les droits de l’homme et la démocratie, comme ce journaliste du média reconnu Democratic Voice of Burma, tenir des propos nauséabonds, stupides et grossiers contre les musulmans. Que des personnes, qui ont souvent fait preuve de courage dans leurs parcours, n’aient pas réussi à se délester de la haine. À l’inverse, j’ai aussi été frappé par ces individualités, issues de la société civile, qui prennent la parole, dans des contextes difficiles, pour faire bouger les lignes. L’espoir vient d’elles.
Benoît Guillaume : J’ai également été marqué par certains de ces militants des droits de l’homme que nous avions rencontrés trois ans auparavant ; malgré leur persévérance et le refus de baisser les bras, ils étaient moralement abattus, notamment parce que la situation n’avait pas évolué malgré l’élection d’Aung San Suu Kyi.
Pourquoi avez-vous choisi le récit graphique pour témoigner ?
Benoît Guillaume : La bande dessinée permet de présenter un récit, une immersion, plus accessible, plus fluide, au grand public. Le récit graphique est un genre qui se pratique de plus en plus, avec beaucoup de variantes, allant du regard intimiste et poétique à la pure enquête de terrain. Pour moi, le plus compliqué a été d’illustrer les scènes de violence, car certaines étaient intenables, mais aussi compliquées à reproduire puisque je les découvrais sur des vidéos de mauvaise qualité. Le dessin permet de témoigner tout en restant à distance.