L’ouvrage s’ouvre sur un portrait géant d’Aung San Suu Kyi, qui trône en plein centre-ville de Rangoun. Une provocation qui aurait mis le feu aux poudres en 1990 quand l’ex-dissidente fut placée en résidence surveillée par la junte militaire. Aujourd’hui, certains Birmans ne lèvent même plus les yeux sur l’image de « Mère Suu ». Prix Nobel de la paix en 1991, prisonnière politique libérée en 2010, Aung San Suu Kyi, désormais ministre des Affaires étrangères et cheffe de gouvernement de facto, est critiquée pour son mutisme face aux persécutions frappant les Rohingyas depuis 2016. La « Dame » laisse faire, voilà ce qu’une partie des Birmans et la communauté internationale lui reprochent. Comment, en effet, accepter ce nettoyage ethnique perpétré par l’armée ? Depuis 2017, des milliers de Rohingyas – qualifiés de « Kalar » (« bougnoules ») – ont été tués, 700 000 ont fui pour se réfugier dans des camps au Bangladesh. La dirigeante birmane a comparu en décembre 2019 devant la Cour internationale de justice à La Haye, aux Pays-Bas, pour assurer la défense son pays, accusé de « génocide ». Étrange séquence que de voir l’ex-dissidente minimiser les exactions des militaires, ses anciens ennemis.
À la manière des grands reporters, l’auteur Frédéric Debomy et le dessinateur Benoît Guillaume sont retournés au cœur de la poudrière birmane – ils ont publié une première enquête en 2016, Birmanie. Fragments d’une réalité – pour tenter de percer le mystère d’un pays moins « doré » (surnom du Myanmar) qu’il n’y paraît, rongé par les questions identitaires. Une enquête graphique, sur le terrain mais avec des fusains, hors case, conçue comme une galerie de portraits pour illustrer les multiples visages de la mosaïque birmane. Témoigner sans juger, tel est le credo des auteurs, qui ont écrit nombre d’ouvrages sur la question birmane – à noter que Frédéric Debomy est un militant de longue date : ancien président de l’association Info Birmanie, il a été l’un des organisateurs de la réception du Premier ministre du gouvernement birman en exil, le Dr Sein Win, à l’Élysée le 26 septembre 2007.
Wirathu, le virage nationaliste
Ils ont enchaîné les interviews avec des journalistes, leaders d’opinion, membres d’associations de la société civile, rencontré des moines bouddhistes, religieux musulmans et chrétiens, se rendant dans chaque camp pour confronter les points de vue et tenter de comprendre la percée du mouvement des moines bouddhistes nationalistes de Ma Ba Tha, mené par Wirathu, le moine aux discours au vitriol (« Les musulmans sont comme des carpes. Ils se reproduisent rapidement, ils sont vraiment violents et ils dévorent leur propre espèce »). Et les bonzes brun-safran de Ma Ba Tha d’attiser les braises en défilant avec des pancartes à la gloire des généraux…
Face à ces moines qui se sont trompés de Voie, les auteurs donnent la parole aux voix de l’unité, dont le moine bouddhiste U Wi Thote Da, qui avait abrité 800 musulmans dans son monastère au moment des émeutes de 2015. Mais aussi à Myat Kyaw, un chauffeur de taxi bouddhiste qui osa défier Wirathu. Et à nombre de représentants de la société civile qu’Aung San Suu Kyi refuse d’écouter, telle Mie Mie, dirigeante de l’organisation des femmes karenni, qui brosse un portrait glaçant de la condition féminine en Birmanie (adoption d’une loi empêchant les femmes bouddhistes d’épouser un homme d’une autre foi) et des violences qui les frappent au quotidien (« Un ministre a déclaré qu’il y aurait moins de viols si les femmes faisaient plus attention à leurs tenues »). Et que dire de ces extrémistes bouddhistes qui les disqualifie en développant le concept du « Phon », une force spirituelle dont elles seraient dépourvues !
À l’image des coups de pinceau jetés sur le papier, sans effet de style, sans aucun filtre, les auteurs esquissent mais n’assènent pas, ils tendent le micro et affûtent leurs plumes, interrogeant, se questionnant, avec empathie mais sans concession. Beaucoup se contenteraient de déboulonner les statues, eux tentent de décrypter cette nation déchirée, à la « fierté fragile », « revendiquant un « nous » étroit, fondé sur les appartenances ethnique et religieuse. Des nous contre des nous ». Comme le déplore Ma Thida, une célèbre chirurgienne, écrivaine, militante des droits de l’homme et prisonnière politique : « Nous peinons à dessiner un rêve commun ».