Les uns après les autres, quinze archers, vêtus de pantalons plissés noirs et de kimonos blancs, pénètrent en silence par petits groupes dans l’aire de tir abritée du dojo de kyudo à Noisiel, en Seine et Marne. Ils ancrent leurs pieds dans le parquet. Consolident leur posture. Et cherchent à ne faire plus qu’un avec leur arc. Quand cette arme de bambou, d’une hauteur de 2,20 mètres, encercle parfaitement leur corps et leur esprit, ils décochent une première flèche. Celle-ci survole un espace en plein air avant de transpercer, 28 mètres plus loin, une cible de papier. Une deuxième flèche fend à nouveau la nuit étoilée de ce soir d’hiver. Puis le groupe repart aussi solennellement qu’il était arrivé. Enfin, un autre lui succède, porté par la même chorégraphie codifiée.
Chaque lundi après leur journée de travail, les participants se retrouvent dans ce bâtiment. Tout en bois, tout en épure. Ils s’entraînent sous le regard bleu exigeant de Claude Luzet, vice-président et directeur technique de l’Association de Kyudo du Val Maubuée. « Dans le kyudo, qui signifie la « voie de l’arc, précise-t-il, on recherche la victoire sur soi-même. On ne combat aucun adversaire extérieur. » Sur l’un des murs du kyudojo est affichée une calligraphie japonaise. On peut y lire cette énigmatique définition : « Le kyudo, ce sont les nuages qui passent et l’eau qui coule ». Après avoir corrigé d’un millimètre la posture d’un archer, Claude Luzet poursuit : « Il ne s’agit pas de viser, mais d’être dans la cible. Une fois trouvée la forme parfaite, celle du squelette pris dans l’arc, on laisse gonfler l’énergie. Il faut être à l’écoute de sa respiration, abdominale, qui vient s’harmoniser avec le mouvement. Celui-ci doit être très fluide. On ne décide pas quand on tire, cela se fait au-delà de sa propre volonté. On éprouve alors une belle sensation. Presque une illumination. Comme si quelque chose nous dépassait ».
Le kyudo ou l’école de l’humilité
Les bénéfices du kyudo sont multiples. Sur le plan physique, sa pratique permet de prendre conscience de ses sensations, de son corps et de sa position dans l’espace. On apprend à corriger sa posture, en particulier son axe vertical. On découvre comment utiliser sa respiration et la calmer. Du côté émotionnel, on fait attention à ne plus se laisser entraîner par les émotions qui nous aveuglent, telles la colère, la peur ou la jalousie. C’est une forme de méditation très active. Grâce au kyudo, l’archer fait l’apprentissage du « Ici et maintenant ». En témoigne l’une des participantes, Laetitia Bachellez, adepte de cet art martial depuis quatre ans : « J’ai appris à lâcher-prise, à laisser les choses se faire d’elles-mêmes. Désormais, je suis davantage indulgente envers moi. Je ne vise plus la performance, mais la discipline, l’exigence et l’éthique. La cible devient alors accessoire. Seule compte la quête de la beauté du geste. » D’un point de vue psychique, on acquiert de la concentration et du courage. On gagne aussi en équanimité, ce qui nous donne la possibilité d’accepter, avec la même sagesse, les succès comme les échecs. Le kyudo ou l’école de l’humilité… « Loin de consister à faire des trous dans des cibles, le kyudo permet de travailler sur différentes facettes de l’humain, souligne Claude Luzet. On trouve dans l’idée de la recherche du tir parfait, celle de la perfection en tant qu’être. »
« Dans le kyudo, qui signifie la « voie de l’arc, on recherche la victoire sur soi-même. On ne combat aucun adversaire extérieur. » Claude Luzet
De sa voix empreinte de sérénité, il résume ainsi l’histoire du kyudo : « Comme tous les arts martiaux, son origine remonte aux Samouraïs du Japon médiéval. Le kyudo puise également dans les cérémonies présentées, à la même époque, à la cour impériale et dans les temples ». Claude Luzet note que « par rapport aux Français, les Japonais semblent des maîtres du syncrétisme. Ils combinent très souvent bouddhisme et shintoïsme, et il ne leur semble pas étrange d’y ajouter d’autres courants de pensée. Le kyudo moderne ne fait pas exception au pragmatisme qui caractérise ce peuple. » À l’écouter, on y trouve des concepts bouddhistes, surtout Zen, greffés sur une solide base shintoïste teintée de confucianisme. Et même des valeurs platoniciennes, puisque les idéaux du kyudo sont décrits comme la recherche de « la vérité, la bonté, la beauté ».
La barbe blanche de Claude Luzet, professeur bénévole 6e Dan, trahit sa longue expérience. Il a en effet commencé le kyudo en 1988, influencé par sa lecture d’Eugen Herrigel, un philosophe allemand (1884-1955) qui vécut au Japon et écrivit Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc (paru en 1948 et traduit en français en 1955). « Son ouvrage a longtemps été le seul sur le kyudo accessible aux Occidentaux. Cela explique sa forte influence sur les premières générations d’adeptes en France : ils croyaient alors que le kyudo était d’obédience zen », analyse-t-il. C’est d’ailleurs le Zen qui l’a amené au kyudo. « Une démarche rétrograde, » comme lui avait fait remarquer à l’époque Maître Taïkan Jyoji, selon lequel « la démarche normale serait que le kyudo amène au Zen ». Après s’être ainsi intéressé intellectuellement pendant plusieurs années au bouddhisme et au Zen, Claude Luzet prit deux années sabbatiques, en 1980 et 1981, pour voyager, en particulier en Asie et en Inde. « J’y recherchais « quelque chose » me permettant de vivre mes aspirations », se souvient-il. Sa première vraie rencontre fut avec le bouddhisme tibétain, au Népal, par l’intermédiaire d’un Lama qui lui fit grande impression. Au point de le pratiquer durant quelques années. Puis, en quête de davantage d’épure, il s’est tourné vers le Vipassana de S.N. Goenka. Et plus tard, vers le Zen rinzai. Enfin, à l’issue d’une semaine zen au Centre de la Falaise Verte (Ardèche) sous la direction de Taïkan Jyoji, celui-ci a fait une démonstration de kyudo. « Cela m’a tellement touché, raconte-t-il, que j’ai rapidement décidé de me lancer. »
Malgré cet héritage zen dans sa démarche vers le kyudo, Claude Luzet observe : « Je ne pense pas que l’on puisse qualifier le kyudo de bouddhiste ou de zen. Ce peut être effectivement un prolongement possible d’une méditation – certains parlent d’ailleurs parfois de « zen debout » pour qualifier le kyudo – ou son complément ». Mais, selon lui, cette discipline est potentiellement beaucoup trop universelle pour se réduire à une démarche spirituelle ou philosophique spécifique, quelle qu’elle soit. Avec le sens du pragmatisme des Japonais, Claude Luzet conclut : « Le kyudo est un puissant outil qui permet, si on le souhaite et à condition de faire les efforts suffisants, d’aller très profond en soi-même, de mieux se connaître et d’éveiller sa conscience. Objectifs très proches de ceux que je me donnais quand j’étais assis sur mon coussin de zazen ».
Le kyudo, une discipline accessible à tous
Le kyudo ne requiert pas de force physique. Il n’y a ainsi aucune contre-indication. Mais si cet art martial est ouvert à tous, avancer dans la Voie de l’Arc exige une extrême rigueur, de la patience et de la persévérance. Pour progresser, il faut s’engager à venir régulièrement, à raison de deux heures deux fois par semaine.
Les néophytes commencent par apprendre la gestuelle : les mouvements de base, comme marcher et tourner. Puis, ils passent au tir. Dans un premier temps, ils s’entraînent, sans flèche, à répéter les huit phases du cycle complet du tir. Une fois qu’ils le maîtrisent, ils peuvent lancer des flèches dans une cible de paille d’un diamètre de 36 centimètres situé à 2,50 mètres. Enfin, ils accèdent au cylindre recouvert de papier du même diamètre, mais situé à 28 mètres. En règle générale, les clubs prêtent arc, flèches et gants aux débutants, sauf la tenue qu’ils doivent acheter au bout de quelques mois. Après une année de pratique, il faut acquérir son propre matériel.
C’est dans des gymnases municipaux que les archers s’exercent le plus souvent : près de cinquante accueillent les adeptes en France. Si quelques passionnés de kyudo ont fait construire de beaux dojos traditionnels, celui de Noisiel, inauguré en 2014, est le seul kyudojo public.