Kannon, la protectrice bienveillante

- par Henry Oudin

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Vous venez d’arriver à Kyoto et vous pénétrez dans le sanctuaire féerique du Sanjusangendo, long bâtiment de bois qui, telle la coque d’un navire allongé, abrite les mille statues de bois doré, toutes à taille humaine, qui flanquent une représentation énorme de la Kannon à mille bras, dont les mains rayonnent dans l’espace et portent une multitude d’objets et d’outils pour soulager le monde de la souffrance.

Votre rame de métro arrive aux heures de pointe dans la station et vous contemplez la multiplicité et la variété des visages et des corps qui attendent sur le quai. De Kyoto à Paris, ces deux scènes sont-elles si distantes ? La question vous semble-t-elle si saugrenue ?

Si vous voyagez au Japon, vous serez très vite familier d’une figure que l’on rencontre souvent dans les temples, sur les estampes et qui ne cesse d’être présente dans le cœur des gens. Il s’agit d’Avalokitesvara, le bodhisattva de la compassion, que l’on nomme ici Kannon. Celle ou celui – il n’est pas vraiment question de genre, ici – qui écoute les plaintes et les pleurs du monde est une des déités bouddhiques les plus populaires et révérées dans tout l’Orient. L’une de ses incarnations est, dit-on, le Dalaï-Lama, figure qui nous est désormais si familière. Longtemps, j’ai contemplé ces déités, ces Bouddhas, ces représentations comme des figurations d’une réalité existante dans une certaine transcendance, dans un ailleurs spirituel qui dépassait ce monde et vers lequel ce monde allait. Cependant, je me suis peu à peu accoutumé à leur présence effective dans mon quotidien et j’ai appris à les reconnaître dans les personnes, les événements, les choses, les animaux et les objets que je rencontrais journellement.

Dès lors, Kannon n’était plus simplement cette figure exotique, farfelue et un peu inquiétante, mais bien une représentation symbolique des enseignements concernant le cœur de la bienveillance, de l’action désintéressée et altruiste des pratiquants, et, au-delà, un visage possible du réel. Peu à peu, j’ai appris à reconnaître Kannon dans la main secourable ou l’oreille patiente de l’ami, la sévérité bienveillante de l’enseignant, les opportunités et moments heureux de mon existence, mais aussi, à ma grande surprise, j’ai fini par reconnaître la présence de Kannon dans les aléas, les accidents, les mauvais jours, les gros grains et la maladie. Bonheur et adversité étaient cette présence. Bref, je commençais à voir le monde et à le reconnaître comme une expression inconditionnelle de l’amour même. Et puis, j’ai évidemment compris que ces déités n’étaient finalement que les représentations habiles et fortes intéressantes d’aspects de notre psychisme humain. À l’image d’un joyau taillé de multiples facettes afin de lui donner cet incomparable éclat lorsqu’il est touché par la lumière du jour, notre esprit est lui aussi capable de métamorphoses et d’une grande variété d’aspects afin de répondre à diverses situations de l’existence et d’exprimer avec grâce et liberté l’inépuisable variété de sa nature éveillée. Kannon ne serait donc pas un bout de bois sur un trône siégeant sur un autel distant et auquel il faudrait offrir encens, prières et doléances, cette image là-bas – car ce n’est qu’une image – est alors le miroir qui reflète notre propre nature. Les bouddhas et les bodhisattvas ne sont pas où vous croyez pouvoir les trouver.

Cette liberté d’aimer en toute insouciance est le visage de Kannon même.

Ainsi tous ces visiteurs de nationalités, d’âge et de langages si différents qui se pressent devant cet alignement de mille statues sont loin de se douter que ce sont les statues qui contemplent de merveilleux Bouddhas vivants, vibrants et variants. Du jeune adolescent ennuyé, entraîné là par son voyage scolaire, à l’amateur averti de statuaire bouddhique, en passant par le touriste européen ou la petite vieille confite en dévotion, toutes et tous sont la multiplicité mouvante des visages de Kannon. Voilà ce que nous enseigne ce temple, et nous sommes bien en mal de contempler ce visage. Comme le dit l’adage zen : nul ne peut voir ses propres yeux. Le truchement de la statue permet d’entrevoir la nature originelle et l’Éveil que nous incarnons tous.

Revenons donc sur notre quai. Retrouvons notre Paris. Ou notre rue de Province. Vous est-il maintenant possible de réaliser à quel point ces deux scènes sont proches bien que géographiquement et culturellement si distantes ?

Invitations

Une invitation un peu singulière, sur le mode du souvenir pour changer un peu. S’il vous plaît, rappelez-vous un de ces moments où vous aimiez sans pourtant le savoir, sans en avoir une conscience particulière. Cela pouvait être un animal, un être vulnérable et blessé, une plante affectueusement contemplée, c’était toujours dans une relation, dans votre présence attentive à une autre présence. Et n’en sachant rien, n’était-ce pas encore plus vaste et plus libre ? Nulle B.A., nulle idée de faire le bien ne souillait votre esprit ou n’entachait vos gestes. Cette liberté d’aimer en toute insouciance est le visage de Kannon même.

Accomplissez de petites choses, mais secrètement, n’en faites pas publicité, n’en parlez à personne. Glissez un peu d’argent, ou mieux laissez un beau livre, de jolis vêtements, un bouquet de fleurs ou de la nourriture auprès d’un sans-abri endormi. Cuisinez ou donnez de votre temps à une association caritative. L’essentiel est de disparaître en aidant, de laisser l’action prendre votre place.

Les mots bienveillance et amour ont-ils une quelconque signification en eux-mêmes ? Ou plutôt n’est-ce pas l’action même qui, seule, est réelle ? André Malraux avait coutume de dire que l’on est jamais uniquement ce que l’on fait. Plutôt que nous gargariser d’idées d’amour, on peut retrousser les manches et se mettre au travail sans aucune espèce de prétention. Voilà le plus beau visage de l’amour. Une anecdote vous fera probablement sourire : André Nocquet, disciple français du maître d’aïkido Usheiba, était revenu du Japon et séjournait chez ses parents à Prahecq, dans sa campagne natale. Alors qu’il était en méditation dans le jardin, son père arrive et lui demande : « Qu’est-ce que tu fais ? » Et lui, péremptoire et détaché, de répondre : « Je fais zazen, je médite ». Et le père de rétorquer immédiatement : « C’est bien beau, mais le potager il a besoin de toi ! » Ces mots permirent à Maître Nocquet, c’est lui-même qui l’affirme, de comprendre finalement le sens réel de la pratique

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Henry Oudin

Henry Oudin est un érudit du bouddhisme, un aventurier spirituel et un journaliste. Il est un chercheur passionné des profondeurs de la sagesse bouddhiste, et voyage régulièrement pour en apprendre davantage sur le bouddhisme et les cultures spirituelles. En partageant ses connaissances et ses expériences de vie sur Bouddha News, Henry espère inspirer les autres à embrasser des modes de vie plus spirituels et plus conscients.

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