Vous êtes aveugle de naissance. Cela vous a-t-il conduit à développer vos autres sens, une conscience particulière du monde ?
Je crois que c’est un fantasme. Les gens pensent que la nature a horreur du vide, que l’absence d’un sens doit obligatoirement être comblée par les autres ou un sixième sens. En réalité, on est simplement plus concentré sur les quatre sens qui nous restent. Je suis plus attentif à ce que j’écoute, à ce que je touche, à ce que je sens, à ce que je goûte… Quand un sens manque, la partie du cerveau qui lui est normalement attribuée va servir à autre chose. J’ai peut-être une sensibilité particulière, mais je ne sais pas si ma conscience est différente de tout un chacun.
Vous collaborez parfois avec Lama Gyourmé. Quelles sont les qualités que vous appréciez chez lui ?
J’ai rencontré Lama Gyourmé en 1989. Nous avons surtout un rapport de musicien à musicien. C’est une personne merveilleuse, à qui j’ai envie de ressembler. Un homme très chaleureux, avec une voix que j’adore. Il diffère de l’image que je me faisais d’un moine bouddhiste. Notamment par son humour et son détachement, que j’apprécie particulièrement. Lama Gyourmé passe son temps à rigoler, à faire des calembours en français. Il est calme, respire la sérénité et la paix dans tout son être. Je suppose que, comme tout le monde, il a des moments de mal-être et des faiblesses. Mais il le cache tellement bien que même un aveugle ne le voit pas !
Ensemble, vous avez produit plusieurs albums et réalisé plusieurs tournées de chants sacrés tibétains. Que vous a apporté ce travail avec Lama Gyourmé ?
Sa particularité, par rapport à d’autres artistes que j’ai accompagnés, est que nombre de ses chants n’ont pas de rythme défini. Il y a des mantras sur lesquels on peut battre la mesure, mais il y a d’autres chants, comme « Souhaits pour l’Éveil », qui n’ont pour seul rythme que sa respiration. Il faut vraiment que je sois à l’écoute de l’instant où il va changer de syllabe et de note, pour que je puisse changer d’accord en même temps. Il y a des mélodies assez simples qu’on doit harmoniser pour intéresser un public non averti, de manière à les rendre universelles. Que ce ne soit pas seulement de la musique tibétaine ni de la techno pour les dancefloors, mais un véritable mélange musical Orient-Occident.
« Il faut travailler son instrument le mieux possible, pour que le corps ne soit pas un obstacle entre la mélodie qu’on a dans la tête et dans le cœur d’une part, et les auditeurs d’autre part. Si j’ai ce don de transformer ce que j’ai en moi en sons qui peuvent toucher les autres, je suis ravi de l’utiliser. »
Quels sont les chants sacrés ou les prières qui vous touchent le plus ?
J’aime beaucoup le chant « L’offrande de Tsok », que j’ai accompagné au piano dans le premier album, Souhaits pour l’Éveil. On ne le joue pas souvent sur scène, car il est difficile. Dans le deuxième album, Pluie de bénédictions, j’adore le titre du même nom et, plus récemment, « Le tambour du ciel », dans le troisième album, Chants pour la paix. Sa mélodie m’a fait penser au Canon de Pachelbel. J’ai adapté une progression d’accords qui y ressemble un peu, mais en cinq temps au lieu de quatre. Un joli mélange.
Suivez-vous une voie spirituelle ?
J’ai peur que ce soit un mot trop galvaudé. Lama Gyourmé ne m’a jamais proposé de rentrer dans le bouddhisme. Je n’en ai pas non plus éprouvé le besoin jusqu’à présent, mais il n’est pas exclu que je m’y intéresse un jour. Quoi qu’il arrive, je crois que l’important, c’est d’être bon. En tant qu’agnostique, ma motivation première pour faire des bonnes actions n’est pas de m’acheter un meilleur karma ou une place au paradis. Je crois qu’il faut vivre dans le présent et faire du bien autour de soi. Je ne sais pas si ça apporte quelque chose après la mort, mais rendre heureux les gens qui nous entourent apporte un immense bonheur. Je ne cherche pas plus loin.
La musique donne-t-elle un sens à votre existence ?
Je suis la musique, du verbe « suivre » et du verbe « être ». Je la vis tout le temps. La musique permet d’exister en dehors de soi-même. Il faut travailler son instrument le mieux possible, pour que le corps ne soit pas un obstacle entre la mélodie qu’on a dans la tête et dans le cœur d’une part, et les auditeurs d’autre part. Si j’ai ce don de transformer ce que j’ai en moi en sons qui peuvent toucher les autres, je suis ravi de l’utiliser. Mais le sens à l’existence, je pense qu’on le trouve à chaque seconde de sa vie. Tout ce qui nous arrive a une signification, qu’il s’agisse de choses agréables ou désagréables.
Vous avez collaboré avec de nombreux chanteurs et musiciens dans le monde, parmi lesquels Youssou N’Dour et Salif Keita. La musique vous a-t-elle permis de vous ouvrir à d’autres cultures ?
La musique a été un moyen d’approcher d’autres cultures, des gens que j’aimais pour leur différence. J’ai découvert l’Afrique en 1982, grâce à un ami ghanéen. Quatre jours après mon arrivée dans son pays, il y a eu un coup d’État. Nos projets musicaux sont tombés à l’eau, mais j’ai vécu quelque temps dans la famille de mon ami. Quatre ou cinq générations étaient réunies sous le même toit. J’ai trouvé une chaleur, beaucoup de rire et de bonheur malgré le peu de possessions matérielles. Je suis resté le plus possible en contact avec ce continent. Comme je ne parle aucune langue africaine, les musiciens que j’ai côtoyés ont fait l’effort de me parler anglais ou français. Mais je me suis parfois retrouvé dans des villages, avec des gens qui ne parlaient ni l’un ni l’autre. Nos instruments étaient nos seuls moyens de communication. C’était vraiment magique de pouvoir échanger avec des gens, pouvoir les écouter et leur répondre sans connaître leur langue. Une expérience unique.
Qu’évoquent, pour vous, les grands principes bouddhistes tels que l’impermanence et la non-dualité ?
Je ne l’ai pas réellement approfondi du point de vue bouddhique, mais ce sont des notions universelles, utiles à tous. L’impermanence nous permettrait de ne pas trop s’attacher ni aux choses ni aux êtres. Ça ne veut pas dire ne pas les aimer, mais ne pas trop s’y accrocher de manière à ne pas trop souffrir quand ils ne sont plus là. La non-dualité, c’est se sentir un avec le reste du monde, comme une cellule dans un organisme gigantesque. Si on arrive à l’éprouver réellement, ça nous permet de mieux vivre. Il y a peut-être un moment où cette sensation devient tellement évidente que même l’altruisme n’a plus de raison d’être. Car lorsqu’on parle d’altruisme, on se distingue de l’autre. Alors que si moi et l’autre ne faisons qu’un, il n’y a plus de moi et il n’y a plus d’autre. Mais la personne qui frime avec son nouveau SUV ne va pas forcément partager ces notions d’impermanence et de non-dualité car, pour lui ou pour elle, ça ne veut rien dire. Je ne sais pas si on peut forcer cette prise de conscience chez quelqu’un. Je crois qu’elle doit arriver quand elle advient. Et il serait bon qu’elle arrive le plus tôt possible chez un maximum de gens…
Composer est-il une forme de méditation ?
Composer est un travail d’imagination et de mise en pratique. Pas tellement issu d’un bagage théorique dans mon cas, car je suis autodidacte. Un travail d’écoute, aussi. J’essaye d’être attentif et d’apporter ce que je peux avec mes instruments. La méditation, c’est autre chose. Il m’arrive parfois de méditer quand je le sens, que je me retrouve dans un espace-temps libre. Je m’assois alors et j’essaye de ne plus penser à rien pendant un quart d’heure. Ça m’apporte un certain calme.
La société de consommation s’est emparée de la méditation : qu’en pensez-vous ?
La société de consommation s’empare de tout : du bio, de la pauvreté, de la révolte… Donc pourquoi pas de la méditation ? Je ne sais pas si ça peut s’interrompre, si on sera là pour le voir et au prix de combien de morts, de blessures, de choses affreuses… C’est la société de consommation elle-même qu’il faudrait arrêter.