L’enfance et la jeunesse de Siddhartha, futur Bouddha de notre cycle cosmique, se déroulent dans un environnement privilégié et très protégé. Il est le premier-né, son père entend bien en faire son successeur et il est hors de question que le jeune prince, éventuellement inspiré par quelque événement douloureux, choisisse la voie du renoncement envisagée par les sages peu après sa naissance. Mais les choses semblent être conformes aux souhaits du roi, le prince a désormais une épouse, après plusieurs années de mariage, la naissance d’un enfant se profile à l’horizon et il ne pourra se dérober aux responsabilités familiales, puis à son devoir d’héritier du trône.
Pourtant, à l’approche de ses trente ans, il s’interroge, car tout ne lui semble pas aussi parfait qu’on cherche à lui faire croire et lui vient le désir de découvrir le monde au-delà des limites confinées de sa résidence.
Le choc de la réalité
Il convoque son écuyer et se fait amener son char pour visiter la cité. Certains textes rapportent que son père, informé de ses intentions, avait fait nettoyer et décorer les rues et donné ordre à la population de se rassembler sur son passage pour l’acclamer. Mais au détour d’une ruelle qui avait échappé à la vigilance, les yeux du prince se portent sur un être étonnant, comme il n’en a encore jamais vu : frêle et courbé sur une canne, il a les cheveux blancs, le visage profondément ridé et se déplace avec difficultés. Interloqué, Siddhartha questionne son écuyer : qui est cet être ? Pourquoi cet aspect étonnant ? Est-il un cas unique ? Les réponses amorcent un tournant décisif dans sa vie : « Seigneur, c’est un vieillard. Le poids des ans pèse sur son corps qui n’est plus aussi alerte qu’autrefois. Il approche du terme de sa vie. C’est notre lot à tous. Moi-même, vous-même, votre père le roi Çuddhodana… nous deviendrons tous un jour des vieillards semblables à celui-là. » Profondément marqué, le prince demande à rentrer au palais.
Dans les semaines qui suivent, le même schéma déstabilisant se répète. Confronté à un malade rejeté de tous par peur de la contagion, abandonné dans la rue, à même le sol, Siddhartha interroge à nouveau son écuyer. Un peu plus tard, c’est un cadavre autour duquel se lamentent les proches du disparu. Pour certains textes, c’est un convoi funèbre qui accompagne le corps du défunt au lieu de sa crémation. Dure découverte de la maladie, de la mort et des souffrances qui les accompagnent.
Une autre vie est possible
La quatrième rencontre est d’une autre nature. Siddhartha se trouve face à un homme très humblement vêtu de jaune — couleur traditionnelle du renoncement en Inde — qui mendie sa nourriture. Mais il émane de lui une impressionnante sérénité. Et cette fois, le prince descend de son char pour l’interroger en personne avec respect. Il apprend ainsi qu’il a devant lui un renonçant, qui a abandonné son milieu privilégié après avoir réalisé la vanité des choses du monde pour se lancer dans une quête spirituelle. Les parallèles sont frappants entre la démarche de ce religieux renonçant, semblable à quantité d’autres qui sillonnaient alors les routes de l’Inde à la recherche de la Vérité, et celle du futur Bouddha.
Plus songeur encore qu’après les trois premières rencontres, le prince rentre au palais. Un processus irréversible s’est enclenché dans son esprit. Il s’ouvre de son trouble auprès de son père, mais les tentatives de ce dernier pour le retenir resteront sans effet.
Partir pour se trouver
À quelque temps de là, après une soirée de réjouissances dans le gynécée, Siddhartha se réveille en pleine nuit. Il voit son épouse endormie, les femmes de sa suite et les jolies danseuses avachies, abandonnées au sommeil. Une comparaison peu flatteuse entre le palais de son père et un charnier lui vient en tête et le convainc que le moment est venu. Il appelle son fidèle écuyer, se fait amener son cheval. C’est le Grand Départ, que la légende dorée du Bouddha a enrichi de multiples prodiges. Les habitants du palais sont magiquement endormis, une cohorte de divinités, fort réjouies de sa décision, forme un cortège pour escorter le prince et sa monture que les quatre génies protecteurs de la cité transportent par les airs au-dessus des murailles pour aller les déposer en un lieu suffisamment éloigné pour qu’on ne puisse les y rejoindre. Là, Siddhartha se coupe les cheveux, se défait de ses vêtements précieux et de ses parures, les confie à son écuyer à qui il enjoint de rentrer à la cour et d’informer son père de sa décision. Les dés sont jetés.
Le jour où Siddhartha compare le palais de son père à un charnier, il comprend que le moment est venu de partir.
Il y a fort à parier que ces quatre rencontres, décisives dans le parcours du futur Bouddha, ne se sont sans doute pas déroulées de manière aussi rigoureusement semblable que les présentent les textes dans lesquels ils sont effectivement décrits selon le même schéma narratif. Mais l’enseignement que l’on peut en tirer, des trois premières, avec la vieillesse, la maladie et la mort notamment, demeure : brutale prise de contact avec la réalité de l’expérience humaine, insatisfaisante et douloureuse. Premier aperçu de l’impermanence des phénomènes conditionnés à laquelle nous sommes tous confrontés, mais qu’il nous est, qu’il m’est moi-même, alors que mon père aujourd’hui âgé de 86 ans traverse des moments éprouvants, si difficile d’accepter. C’est dans ce type de circonstance que je perçois le fossé qui sépare la théorie des textes, dont je sais qu’ils disent vrai — on ne peut nier que tout soit impermanent — et la pratique de l’acceptation et du lâcher-prise