C’est sur le chemin de Compostelle que Shikoku s’est présenté à nous sous forme d’un autocollant placardé dans le hall d’un gîte. Nous étions d’autant plus intrigués que parmi les groupes rencontrés, nous avions croisé deux Japonais, dont une femme, qui marchaient seuls et en méditation. L’idée nous emballait de repartir à nouveau soixante jours à deux, un clin d’œil à nos soixante ans. Notre connaissance du bouddhisme était assez vague. « Pour moi, raconte Anne-Sophie, qui enseigne les religions – islam, judaïsme, christianisme -, je l’envisageais comme une forme d’ascèse personnelle, un détachement pour échapper à la souffrance. Et nous n’avons pas cherché à explorer le bouddhisme ni même l’école de Shingon, dont le fondateur Kobo-Daishi – appelé aussi Kukaï – est à l’origine de ce pèlerinage initié au VIIIe siècle, à la même époque d’ailleurs que celui de Compostelle. Avec nos rudiments de japonais, appris avant le départ, nous pensions trouver des explications sur place, dans les temples, auprès des moines. De ce point de vue, nous avons été frustrés. Mais d’une certaine façon, ce silence nous mettait sur la voie du lâcher-prise pour vivre ce que nous avions à vivre. Ce n’est qu’à notre retour que nous avons creusé cette tradition, Stanislas s’abonnant à tous les sites Instagram sur Shikoku et à des podcasts sur le bouddhisme. »
Pèlerins jusqu’au bout
« Seuls 5% des pèlerins relient les 88 temples à pied. Nous étions de ceux-là, croisant essentiellement des Japonais, des hommes entre 65 et 70 ans, très recueillis. Les rares à qui nous avons pu parler en anglais portaient des souffrances, parfois lourdes, qu’ils venaient offrir à Kobo-Daishi. Nous avons été impressionnés par leur ferveur à accomplir le chemin, accomplissant tous les rituels dans chaque temple. Les prosternations, l’encens, les bougies, la purification des mains faisaient écho à nos pratiques chrétiennes, irradiant une atmosphère d’apaisement. Dans les temples où foisonnent les signes de prières, sous forme d’accumulation de papiers noués, de fils de couleurs ou de plaquettes en bois, c’était émouvant de trouver des traces physiques d’humains priants. Et puis, nous avons été saisis par l’hospitalité réservée aux pèlerins, reconnaissables à leur vêtement blanc et à leur chapeau conique. Dans chaque village, des inconnus nous offraient des cadeaux (« osettai » en japonais), un café, une orange, un origami. Cette attention portée à l’autre sur un chemin si âpre était pour nous une magnifique preuve d’amour universel et de compassion. »
Chaque pèlerinage est unique
« À l’inverse de Compostelle où l’on chemine vers un but, vers une terre promise, Shikoku est un pèlerinage circulaire que l’on peut recommencer indéfiniment comme une spirale (celui qui détient le record l’a accompli 150 fois !). Le message c’est qu’il n’y a pas de point d’arrivée. Il s’agit d’un voyage en forme de spirale. D’ailleurs, quand on parvient au 88e temple, il est d’usage de repartir au premier. Dans ce retour à la case départ, nous avons vécu quelque chose de différent. C’est un chemin de transformation, d’approfondissement, qui rappelle que rien ne dure, que tout est conditionnel. Les moments de découragement comme d’exaltation y sont éphémères. Cette impermanence était gravée sur nos chapeaux d’une phrase calligraphiée : « Y a-t-il un Nord ? Y a-t-il un Sud ? Y a-t-il un Est ? Y a-t-il un Ouest ? »
« Une telle imprégnation de spiritualité bouddhiste me permet aujourd’hui d’écrire le Ve évangile, celui que chacun fait de sa propre vie. » Stanislas
La route montagneuse n’est pas particulièrement séduisante ni champêtre. Une nuit où nous nous apprêtions à traverser un tunnel, dans lequel roulaient en trombe des camions, nous nous sommes plaints auprès d’un couple d’Européens croisés en sens inverse sur le bitume. L’un d’eux a dit : « Ne voyez-vous pas quelle est la leçon de cette route ? C’est la sortie du tunnel ! » Nous avons compris avec beaucoup d’humilité que cette métaphore était une clé de vie : nous avons la liberté de tirer une leçon d’espérance de ce qui nous arrive », explique Anne-Sophie.
« Tu as été Kukaï pour moi »
« Ce qui m’a marqué, moi, dit Stanislas, c’est cette valse à trois temps. On se recentre en marchant 7 heures par jour, dont cinq en silence, tant la barrière de la langue rend la communication difficile avec les autochtones. On se décentre, à la rencontre d’un autre, si différent, qu’on ne reverra jamais, et pour qui cette rencontre ne doit rien au hasard. Comme si chacun était pour l’autre un émissaire du moine Kukaï. Ainsi, quand on salue ou que l’on vient en aide à un marcheur, il vous rend grâce en disant : « Tu as été Kukaï pour moi ». Enfin, on se « sur-centre » en marchant dans les pas de pèlerins d’il y a plus de mille ans, réalisant dans cette communion que nous sommes un maillon de la chaîne de l’humanité. J’ai ressenti aussi dans ce huis clos à deux, combien la découverte de ma femme est infinie et toujours plus profonde.
« Dans ces paysages très contrastés, où s’imbriquent de façon anarchique les usines et les champs, les autoroutes et les sentiers, il y a toujours matière à focaliser son regard sur le beau. De la même façon, dans nos vies, nous avons cette liberté de faire émerger le meilleur. » Anne-Sophie
Sur la route, j’ai été ému de ces cimetières fleuris, traversés dans chaque village, qui, là-bas, n’ont pas de murs et qui mélangent harmonieusement la vie et la mort. Et puis partout ces bouddhas Jizô, aux bavoirs et aux bonnets rouges, qui protègent les voyageurs et les enfants décédés précocement. La légende raconte que ces enfants dans les limbes érigeaient des tas de pierres en guise de réconfort à leurs parents, aussitôt détruits la nuit par des mauvais esprits. C’est pour cela que les pèlerins leur viennent en aide en édifiant des petits tas de pierres çà et là. Nous avons perdu un fils, Alban, victime de la mort subite du nourrisson. C’est dire combien je trouvais ces cailloux symboliques. Une telle imprégnation de spiritualité bouddhiste me permet aujourd’hui d’écrire le Ve évangile, celui que chacun fait de sa propre vie. »
Focaliser sur le beau, faire émerger le meilleur
« De mon côté, renchérit Anne-Sophie, j’observe à quel point ce pèlerinage élargit ma propre foi, l’enrichissant d’une pratique plus contemplative. Depuis que j’ai goûté au recueillement dans les temples, je m’accorde au quotidien des moments de méditation, de vide, de « non-faire ». Des moments où je rends grâce de ce qui est, tout simplement. J’ai aussi été saisie, à Shikoku, de l’attention portée aux détails, aux objets, à la manière respectueuse de les prendre et de les poser, qui m’inspire aujourd’hui la même délicatesse. Je me suis émerveillée du goût de l’esthétisme et de la nature. Dans ces paysages très contrastés, où s’imbriquent de façon anarchique les usines et les champs, les autoroutes et les sentiers, il y a toujours matière à focaliser son regard sur le beau. De la même façon, dans nos vies, nous avons cette liberté de faire émerger le meilleur. À ce propos, mon mari Stanislas cite volontiers cette phrase de Victor Hugo : « Dans la nuit, il y a le noir et les étoiles. Moi, je choisis les étoiles. »