Il a choisi de vivre en prières, loin de l’agitation du monde, dans ce coin de campagne isolé de l’Yonne, au nord de la Bourgogne, et pourtant, cet homme ne fuit pas la vie. Il en est au contraire extraordinairement rempli. Avec sa faconde et sa carrure imposante, Yukai est presque l’antithèse de sa femme, discrète et frêle. Lui corrige : « Quand nous sommes au Japon, c’est elle qui se montre intarissable. » Forcément, puisqu’elle est native du pays du Soleil levant. « Le pays du froid », corrige-t-il encore en riant, à l’évocation de son corps transi par les rituels de purification à l’eau glacée, lors de très longues ascèses – 50 jours –, Goumonji, auxquelles ils se sont pliés. Ces deux-là se sont rencontrés en voisins à Neuilly-sur-Seine, du temps où Yukai, qui s’appelait encore Daniel Billaud, suivait ses études de médecine, après une éducation au très chic collège Sainte-Croix de Neuilly. Une vie relativement bourgeoise, – son père, issu d’une famille d’ouvriers, était le propriétaire du cinéma le Chézy –, bousculée par la lecture du Mahavairocana sutra, l’un des traités fondateurs du bouddhisme ésotérique Shingon. Il en avait déniché une traduction française « par hasard » dans une librairie du Quartier Latin. Yukai ne croit pas au hasard.
« L’ascèse, c’est bien plus passionnant que d’aller au cinéma ou s’offrir une Rolex ! »
Lui qui s’est formé à la psychologie par intérêt pour le fonctionnement de l’esprit humain, dit avoir hérité de sa mère le don de l’intuition. « Tout est résonance dans l’univers, y compris les rêves », affirme-t-il. Il se souvient de l’un d’eux, prémonitoire, dans une maison sur pilotis cernée d’eau. Des hommes vêtus de robes de toutes les couleurs font une cérémonie. Parmi eux, un vieux Vietnamien, le désigne : « C’est lui, c’est lui ! ». Il en comprendra le sens quelques années plus tard au temple Entsuji de Tokyo, où il a choisi de suivre, avec son épouse, à la dure, l’enseignement du vénérable Aoki Yuko, grande figure de l’école du Shingon. Auprès de lui, ensemble, ils embrassent la vocation de moine. Et deviennent Yukai (la joie) et Yusen (la pureté).
Réciter des milliers de mantras pour faire circuler les énergies du corps et nettoyer les émotions
La gaieté avec laquelle Yukai raconte sa vie faite de rituels et de méditations est une cure de jouvence. « L’ascèse vous ébranle », témoigne celui qui cite en exemple les Chartreux. « On a le cœur qui s’ouvre, on devient léger, on pénètre des mondes invisibles, c’est marrant. On entre dans celui de la vacuité qui nous libère de l’attachement aux êtres ou aux choses. C’est bien plus passionnant que d’aller au cinéma ou s’offrir une Rolex ! » À l’en croire, réciter des milliers de mantras par jour fait circuler les énergies du corps et ressortir la boue, celle des émotions. Mais c’est surtout pour être « utile au monde » que Yukai a fondé le temple Komyo-in (« lumière pour la vie ») il y a près de trente ans, à Villeneuve-les-Genêts. « Mon boulot, c’est d’être une force d’amour et d’apaisement. Si vous priez beaucoup, vous pouvez influencer le monde, même de façon invisible ». Une exigence de vie pour ce mystique qui s’avoue parfois colérique. Dans ces moments-là, Yukai philosophe : « Cela fait partie de mon ascèse de purification. Les tracas me permettent de travailler sur mes zones d’ombre ». Yukai, refusant tout prosélytisme, fait aussi de son dénuement sa force : « Je préfère avoir peu de fidèles mais qu’ils aient envie de pratiquer ». Et, quand il y a urgence à refaire sa toiture, le moine reste optimiste : « chaque ascèse fait affluer l’argent ! ». Il ne plaisante qu’à moitié. « C’est ainsi que les statues du temple m’ont été offertes. » Comme une sorte de grâce