Le 22 août 2019, à 9 heures du matin, une quinzaine de bus et de camions se garent près de l’entrée d’un des camps qui abritent 1,2 million de réfugiés rohingyas (dont 683 000 enfants) dans le sud du Bangladesh, à un jet de pierre de la frontière birmane. Ils sont prêts à embarquer 3 450 réfugiés – 295 familles – qui ont été sélectionnés pour faire partie d’un premier contingent de rapatriés en Birmanie (Myanmar) dans le cadre d’un accord entre Naypyidaw et Dhaka. La presse est présente ainsi que des diplomates birmans et chinois, Pékin s’étant imposé comme intermédiaire dans ce processus. À 16 heures, les véhicules repartent… vides. Aucun des candidats au retour n’a finalement accepté d’y prendre place. « Nous ne pouvons les forcer à retourner, le rapatriement dans leur pays est totalement leur affaire et, clairement, ils n’ont pas suffisamment été convaincus », déclare Mohammad Abul Kalam, le commissaire aux réfugiés du Bangladesh. « Le gouvernement du Myanmar nous a violés et nous a tués, nous avons besoin de sécurité ; sans sécurité nous ne retournerons jamais », ajoute Nosima un leader rohingya cité par la radio nord-irlandaise RTE.
Rohingyas, première concentration de réfugiés au monde
Depuis que plus de 750 000 Rohingyas – des musulmans sunnites vivant dans l’ouest de la Birmanie – ont fui leurs villages en 2017, pour rejoindre plusieurs centaines de milliers de leurs coreligionnaires dans des camps au Bangladesh voisin, c’est la seconde tentative de rapatriement partiel – la première eut lieu en novembre 2018 – qui est organisée et qui échoue.
Toutes les enquêtes menées par les Nations Unies et des organisations non gouvernementales internationales (ONG) le prouvent, la plupart des réfugiés rohingyas n’ont qu’un souhait : regagner leurs villages. Mais pas à n’importe prix. « Ils ont fait clairement savoir qu’ils préféreraient subir les privations dans leurs camps de réfugiés au Bangladesh plutôt que risquer de revenir au Myanmar dans un avenir proche », rapporte l’ONG Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits humains) qui a interviewé des dizaines de personnes. Les deux pays concernés, le Bangladesh et la Birmanie, se rejettent la responsabilité de ces deux tentatives avortées, révélant ainsi des intérêts contradictoires.
« Le gouvernement du Myanmar nous a violés et nous a tués, nous avons besoin de sécurité, sans sécurité nous ne retournerons jamais. » Nosima, leader rohingya
Le Bangladesh a été loué pour ses efforts dans l’accueil de cette énorme population qui constitue la première concentration de réfugiés au monde. Ses habitants ont plutôt montré de la sympathie envers ces gens victimes d’une des pires campagnes de répression et de violations des droits humains qu’ait connu l’histoire contemporaine et relevant selon un rapport des Nations Unies de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et probablement de génocide. Passé le chaos des premiers mois, les camps se sont bien organisés. Comme le précise l’International Crisis Group (ICG), « une opération humanitaire majeure par des groupes locaux et internationaux a répondu avec succès aux priorités immédiates (…) Les besoins essentiels – nourriture, eau, sanitaires, abris et services de santé élémentaires – sont maintenant en place. »
Des signes d’impatience commencent toutefois à apparaître au sein des autorités, des médias et de la population bangladeshis. Les camps sont de plus en plus livrés à la loi de groupes mafieux qui entendent profiter de la manne financière de l’aide internationale. La lutte pour leur contrôle par des groupes aux aspirations politiques ou religieuses a installé un climat d’insécurité contre lequel les autorités locales sont impuissantes. Sans compter une forte pression démographique qui continue de s’aggraver. Selon l’ONG Save the Children, 60 enfants naissent chaque jour dans les camps, soit en deux ans près de 45 000 bébés ! « En deux ans, l’empathie des Bangladeshis pour les Rohingyas s’est estompée, écrit en août 2019 un éditorialiste du Dhaka Tribune. Maintenant, la nation entière les considère comme un fardeau et souhaite une solution permanente à cette crise. »

Un impossible retour
Si chaque acteur de ce drame – réfugiés, pays d’accueil et d’origine, intervenants internationaux – souscrit à ce souhait d’une « solution permanente », l’obstacle majeur vient de sa définition par la Birmanie. Les déclarations et promesses lénifiantes des autorités birmanes sont contredites par la réalité dans les régions de l’État d’Arakan où vivent encore entre 150 000 et 250 000 Rohingyas. Comme le montrent des photos satellites, l’armée birmane continue de détruire des villages rohingyas dans le nord de l’État. L’économie rurale est bouleversée, les expropriations se poursuivent, rendant la vie impossible et précipitant chaque mois sur le chemin de l’exil plusieurs milliers de personnes. Les terres abandonnées sont peu à peu occupées par de nouveaux migrants – des Birmans non-musulmans, essentiellement bouddhistes -, les infrastructures développées – routes, réseau électrique – facilitant les mouvements des forces de sécurité.
Ces réalités confortent l’analyse de nombreux observateurs sur l’existence d’une stratégie bien établie des autorités birmanes. « Il est clair que les forces armées du Myanmar (…) ne souhaitent pas le retour des musulmans étant donné que les planificateurs stratégiques ont pour objectif de rééquilibrer la démographie ethnique de la région », lit-on dans un éditorial du journal en ligne Asia Times. En 2018, le général Min Aung Hlaing, chef de l’armée, avait lui-même alimenté cette théorie en tenant des propos sans ambiguïté et reflétant une opinion largement partagée au sein de la population birmane sur ces Rohingyas qui « n’ont ni les caractéristiques ni la culture communes avec les ethnies du Myanmar ».
Dans cette logique, les autorités birmanes ont tout intérêt à laisser pourrir la situation dans les camps et continuer de refuser de prendre à bras le corps les dossiers cruciaux du retour des Rohingyas en toute sécurité et de leur naturalisation.
« Le Bangladesh est inquiet à l’idée de voir émerger un consensus global sur la probabilité que la plupart des réfugiés ne retournent pas chez eux dans un avenir prévisible », conclut l’ICG.
