Un bouddhisme sans exotisme est-il possible ?

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Millénaire et mystérieux, riche en couleurs chatoyantes et en sons lointains, le bouddhisme n’échappe pas aux sirènes de l’exotisme, qui constituent cependant sa propre limite. Du Zen détourné au cool qui ne l’est pas, comment éviter que cet ailleurs ne mène nulle part ?

Comme le dit le mot lui-même, est exotique ce qui vient, a été produit ou a pris naissance à l’étranger. Pour pousser davantage encore le sens, nous pourrions dire : ce qui est nativement étranger et, par-là, originellement étrange ! C’est d’ailleurs là ce qui fait l’intérêt de l’exotisme – cette part qui s’adresse à nous tout en se refusant à l’intelligibilité ou à la sensibilité habituelle, en proposant alors au regard l’occasion d’un dépaysement. L’exotisme est ainsi cet étrange phénomène, et même ce phénomène de l’étrange, qui consiste à accueillir en notre pays ce qui dépayse, faisant venir à nous et même chez nous quelque chose qui résiste à l’assimilation en demeurant irrémédiablement chez lui. Le chiasme du familier et de l’étrangeté dans une même expérience ; voilà qui n’est pas sans charme !

Or ce charme agit bien évidemment sur nous lorsqu’il s’agit du bouddhisme. Charme démultiplié en quelque sorte puisque ce dernier n’est pas seulement indien, mais chinois, birman, tibétain, japonais, mongol… Asiatique, dirions-nous, mais c’est là presque ne rien dire, car sous l’unité de cette indication géographique se cache des diversités culturelles considérables qui se déclinent tant dans l’espace que dans le temps. Ceci nous fait d’ailleurs remarquer au passage que partout, sauf en Inde, le bouddhisme fut exotique, au moins à un moment de son histoire. Et l’exotisme le caractérise aujourd’hui en partie en Inde même, puisqu’ayant disparu du sous-continent entre les XIIIe et XIVe siècles, le bouddhisme y est revenu, paré toutefois des formes et des couleurs partiellement étrangères du Tibet et des cultures du Sud-Est asiatique (Thaïlande, Sri Lanka, Birmanie).

La fascination de l’exotisme

Ce qui fait l’attrait de l’exotisme constitue cependant aussi sa limite. Pour que le charme opère, l’étrangeté doit être présente de façon évidente. Elle doit sauter aux yeux, d’abord et avant tout. En conséquence, elle a nécessairement tendance à faire écran, à s’interposer entre nous et le contenu intime de la chose venue d’ailleurs, et que l’effet exotique nous fait dès lors considérer presque exclusivement comme venue d’ailleurs. Mais cette chose n’est-elle pas plus riche de caractéristiques que ce simple fait d’être étrangère ? Seulement voilà, pour pouvoir s’en rendre compte, pour pouvoir l’apprécier à sa pleine mesure, il faut parvenir à la faire nôtre en quelque sorte, à l’apprivoiser, bref à lui faire perdre son caractère exotique. Or, n’est-ce pas précisément à cause de son exotisme que cette chose a d’abord attiré notre regard et même capturé notre cœur ? En supprimant l’exotisme, ne faut-il pas aussi renoncer à ce qui en faisait jusqu’alors son attrait ? Car le charme est puissant et la valeur qu’il fait prendre à ce sur quoi il est jeté est sans conteste. Valeur sentimentale, personnelle, esthétique certes, mais aussi valeur économique et sociale.

Qu’on aille dans une salle des ventes voir le prix des œuvres exotiques proposées. Ôtez-leur cette dimension d’attirante étrangeté et concentrez-vous sur leurs seuls aspects artistiques, vous les trouverez très vite surévaluées et vous apercevrez qu’un grand nombre sont des faux. Ceci se remarque d’ailleurs souvent par un certain nombre de signes qui appuient trop le caractère exotique de l’œuvre. Les faussaires folklorisent, c’est-à-dire caricaturent l’étrangeté pour la rendre par trop omniprésente. Et c’est là précisément le deuxième effet négatif de l’exotisme : la folklorisation qui aboutit au kitsch. C’est une pente sans doute inévitable de l’exotisme puisque cette distance que constitue l’étrangeté est nécessairement amenée à se réduire à mesure que nous nous familiarisons avec ces choses venues d’ailleurs, mais qui sont chez nous depuis suffisamment longtemps pour faire progressivement partie du paysage. Le caractère exotique, s’il est inévitable durant les premiers temps, incline inévitablement et naturellement à disparaître à mesure de l’acclimatation.

L’exotisme spirituel, une mascarade du Bouddhisme.

En revanche, l’exotisme, pour se maintenir tel, doit forcer, en quelque sorte, la distance en la maintenant de façon artificielle, en la singeant dans des formes caricaturées, fausses même, car on ne les retrouve souvent pas telles quelles dans les pays d’origine. L’exemple le plus frappant et disponible est sans doute le cas des restaurants « chinois » français qui adoptent des modes de cuisine et des décors qui singent une sinité qu’on ne rencontre nulle part en Chine. Ils jouent l’ailleurs et donc en font une sorte de nulle part ! Arrivé à ce point, l’exotisme devient une pure et simple dénaturation, une mascarade qui confond le charme et l’illusion et qui, pour maintenir son pouvoir d’attraction, a entièrement vidé le fond des choses qu’il déguise. Ce n’est plus qu’une vitrine criarde masquant ce qui n’est plus que de la camelote.

La zen attitude, attention pente glissante !

Or, nous le savons, l’exotisme ne touche pas seulement les objets et les cuisines, mais aussi des pratiques sociales, politiques, économiques, technologiques… et enfin spirituelles. Le bouddhisme fait ainsi encore partie, dans notre paysage culturel, des éléments exotiques. Mais, puisque c’est la question qui nous occupe ici, un bouddhisme sans exotisme est-il possible ? A la lumière de ce que nous avons pu remarquer, un bouddhisme sans exotisme semble, si ce n’est possible, du moins souhaitable. Ce serait sinon le condamner à la folklorisation, au kitsch qui envahit les boutiques de décorations intérieures. Or c’est, reconnaissons-le, déjà le cas en partie. Le zen, cette forme très radicale et sévère du bouddhisme japonais, sonne désormais chez nous comme une façon vague et distanciée, exotique donc, d’être « cool ». L’ample présence qui se révèle dans la grande simplicité des formes et des couleurs, s’est changée en une espèce de vide, de « pas grand-chose » minimaliste qui permet de vendre hors de prix des meubles à faible coût de production ! Le Zen est déjà la victime patente de l’exotisme.

Nous pourrions rétorquer cependant qu’il ne s’agit là que d’emprunts superficiels qui gravitent autour du zen véritable, qui lui demeure vibrant pour le pratiquant sincère. Et c’est en effet ainsi qu’agit l’exotisme : il excentre en se concentrant sur la périphérie, et fait passer les anecdotes satellitaires pour le cœur gravitationnel du phénomène. Toutefois, le partage n’est pas si aisé à faire entre ce qui relève de l’essentiel et de l’anecdotique, car la chose est inextricablement mêlée. C’est le même problème, classique celui-là, qui se pose dès lors qu’on sépare le fond de la forme. Intellectuellement, cette distinction n’est pas sans intérêt, mais qu’on n’aille pas confondre la distinction et la séparation ; car qui a déjà vu un fond sans une forme, un contenu sans un contenant ? Ils vont toujours ensemble !

Pour le cas qui nous occupe, à savoir le zen et plus généralement le bouddhisme, qu’est-ce qui relève du folklore, et qu’est-ce qui relève de l’essentiel ? De quoi faut-il se déprendre et que devons-nous maintenir et préserver ? L’élagage pourrait très bien être radical, si l’on considère toute détermination culturelle comme un emprunt et donc un artifice. Ainsi, s’en serait fini des robes de moines, des régimes alimentaires particuliers, des cérémonies en langues étrangères déployées en des rythmes et des musiques autres, mais aussi de certaines façons de méditer qu’on ne retrouve que dans certains pays et pas dans d’autres. Seuls les Japonais en effet méditent face à un mur, veillant à adopter une position très stricte sous la surveillance d’un témoin qui frappe à l’occasion les trapèzes du méditant à l’aide d’un bâton prévu à cet effet, pour stimuler le corps comme l’esprit. Les Tibétains, bien moins formels, insistent davantage sur la détente des postures, invitant à pratiquer en toute occasion. Les Thaïlandais s’axent en revanche sur la solitude et le cadre forestier dans lequel doit se dérouler la méditation…

Un bouddhisme sans déguisement

Tout le problème est que le cœur du message bouddhique n’existe pas hors des formes qu’il a prises pour être transmis. Or, il faut reconnaître que les formes proprement occidentales de transmission du « Dharma » n’existent pas encore, ou pas suffisamment pour constituer à elles seules une voie cohérente et entière. Dès lors, il semble encore nécessaire de recourir à celles qui prévalent dans d’autres aires culturelles, à condition de ne pas se laisser fasciner, de ne pas fétichiser, c’est-à-dire de ne pas tomber dans le piège de l’exotisme qui maintient irréductible la distance et empêche ainsi tout mouvement d’appropriation réelle.

Ce n’est parce qu’on troque la robe orange pour le béret que l’on est meilleur moine !

Le caractère exotique du bouddhisme est encore un fait qui toutefois tend, de plus en plus, à appartenir au passé. Nombre de pratiquants occidentaux ont commencé à entrer aux cœurs des enseignements et travaillent intensément à faire communiquer notre culture et leur expérience de bouddhistes, afin de trouver une manière de dire, de symboliser, de pratiquer, de vivre qui soit inséparablement nôtre et dharmique. Mais un tel travail, considérable, demande bien plus que des talents et des bonnes volontés. Il doit être confié, comme l’on confie la croissance d’un arbre à la nature, à un rythme qui dépasse de très loin les efforts individuels, mais qui appartient à ce qu’on appelle l’Histoire et qui suit une voie insensible aux volontés des uns et des autres. Savoir cela peut nous prévenir contre un excès inverse qui consisterait à arracher de force au bouddhisme toutes références exotiques, et à plaquer sur lui ce qui nous est d’ores et déjà familier et habituel. Il ne faut jamais réduire l’inconnu au déjà connu. Le Dharma pointe du doigt un impensé de l’Occident et répond de manière surprenante à un vide laissé par notre temps. Il convient donc de ne pas mettre un bémol à sa voix en la déguisant de nos accents. Ce n’est parce qu’on troque la robe orange pour le béret que l’on est meilleur moine ! C’est également artificiel – une autre forme de folklore, celui de l’assimilation forcée. Au moins ici l’exotisme, par sa distanciation, peut-il encore nous prévenir d’une telle chausse-trappe.

Mais alors un bouddhisme sans exotisme est-il possible ? Oui, dans aucun doute. Seulement, ce bouddhisme se refuse à tout déguisement, tant celui de l’Autre que celui du Même. Il naît du travail d’un peuple – travail qui s’apparente bien plus au travail de la terre ou à celui du bois et la vigne qu’aux « entreprises » contemporaines et bien trop aventurières pour prétendre à un authentique enracinement. Les formes du bouddhisme occidentales n’existent pas encore. Elles ne sont ni ailleurs ni ici. Elles ne préexistent pas et ne peuvent donc être empruntées. Elles seront les créations imprévisibles de notre culture, si tant est que celle-ci travaille dans cette direction – ce dont seule l’Histoire jugera. Quant à nous qui ne sommes pas vraiment les auteurs de ce bouddhisme occidental, mais les simples participants d’un mouvement qui nous dépasse et nous comprend, il nous est demandé de faire l’expérience sincère du Dharma, chacun à notre manière la plus propre, et à tenter de la transmettre, chacun à notre manière la plus propre et sans naïveté. Quant au reste ? Patience ! Patience dans l’azur, chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr !

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François Leclercq

François Leclercq est le fondateur de Bouddha News, site internet qui a pour but de diffuser des informations et des conseils pratiques sur le bouddhisme et la spiritualité. François Leclercq est né et a grandi à Paris. Il a étudié le bouddhisme à l'Université de Paris-Sorbonne, où il est diplômé en sciences sociales et en psychologie. Après avoir obtenu son diplôme, il s'est consacré à sa passion pour le bouddhisme et a voyagé dans le monde entier pour étudier et découvrir des pratiques différentes. Il a notamment visité le Tibet, le Népal, la Thaïlande, le Japon et la Chine.

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