Le maître de thé Nan-Nin était connu pour sa frugalité et sa simplicité. Il allait toujours simplement vêtu par les rues de la capitale sans se soucier de son apparence ni du qu’en-dira-t-on. Arborant un sourire aux lèvres, il était aussi connu pour son étourderie et sa distraction, Il lui arrivait d’oublier d’accomplir certaines tâches et, parfois, il quittait le logis en se laissant emporter et flottant alors au gré de son humeur et des surprises du chemin oubliant tout de son intention initiale. Tous le lui pardonnaient bien, car sa gentillesse était proverbiale. Il n’affectionnait pas beaucoup la compagnie des prêtres austères et arrogants des temples, leur préférant la simplicité des pauvres gens, artisans et simples passants. Il excellait toutefois dans l’art de la cérémonie du thé et de l’arrangement floral, et certains le disaient des plus instruits dans tous les enseignements secrets du Zen. Ne le voyait-on pas souvent assis en méditation en son jardin de bon matin ou tard dans la nuit ?
Un esprit trop plein est aveugle au présent
Sa réputation vint un jour aux oreilles curieuses d’un éminent professeur d’université qui décida de lui rendre visite afin de faire la lumière sur d’obscurs enseignements et textes de la voie. Comme à son habitude et sans aucune espèce de cérémonie, Nan-Nin le reçut dans une pièce de sa demeure dont la porte de papier coulissante s’ouvrait sur un jardin délicat, de pierres et d’arbustes plantés. Alors qu’il venait à peine de s’asseoir, l’hôte du maître de thé commença à déverser dans un flot ininterrompu et pressé quantité de questions et d’observations sur le Zen et sa signification. Nan-Nin le regardait un peu amusé et commença à soulever délicatement la théière pour verser un beau thé vert dans la tasse du professeur. Alors que ce dernier continuait sans relâche à parler et questionner, le maître de thé continua à verser le thé tant et si bien que la tasse déborda et que le liquide commença à se répandre sur la table laquée. Le professeur s’en étonna et d’une voix forte lui dit qu’il était étourdi et qu’il se devait de faire attention de ne pas ainsi renverser du thé sur la table, et que son bol était déjà plein. Nan-Nin s’en amusa et sans se départir de son sourire, avec une voix très douce, il rétorqua : « Ainsi de vos paroles qui se répandent partout sans considération aucune, ainsi de votre esprit trop plein de tous ces mots et de toutes ces questions. Vous êtes, cher professeur, comme ce bol bien rempli, comment dès lors pouvez-vous recevoir le moindre enseignement ? Votre esprit tout de préjugés et d’opinions n’est ouvert à rien. Comment pourrais-je vous enseigner quoi que ce soit à moins que vous ne vidiez votre bol ? » À ces mots, le professeur comprit la subtilité et la dimension directe de l’enseignement du maître et ne prononça plus une seule parole. Ils restèrent assis dans la présence et contemplèrent calmement le jardin et les pierres, savourant de temps en temps une gorgée de thé.
Accueillir la vie et voir le réel
Je me souviens très bien des têtes ahuries et amusées d’une belle ribambelle d’élèves de lycée à qui je confiais voici une vingtaine d’années alors que j’étais encore un jeune professeur de lettres : « Je commence seulement à vraiment voir les arbres ». Il m’a fallu alors leur expliquer une chose fort simple, que les mots et les jugements s’interposaient souvent entre le réel et notre conscience, que nous ne percevions souvent en lieu et place des choses et des êtres qu’un voile déformant, une surface chargée de nos attentes et de nos hantises, une perception embarrassée du poids et de la densité de notre expérience et du connu. Jusqu’alors, je ne connaissais des arbres que le nom, et ce nom résonnait en moi quand je le reconnaissais. Peut-être même avais-je la coquetterie de pouvoir les discerner et identifier doctement les essences. L’expérience de l’arbre, déshabillée de toute espèce d’a priori, sans les étiquettes que le langage nous prête était pourtant possible. Et qu’alors, tout un univers s’ouvrait beaucoup plus vaste et jubilatoire que mon petit manège de taxidermiste. Car c’était bien cela : j’étais un empailleur à la petite semaine, vidant de leur vie les dépouilles du vivant, les apprêtant joliment pour les collectionner. J’étais resté jusqu’alors à la surface des arbres.
« Vous êtes, cher professeur, comme ce bol bien rempli, comment dès lors pouvez-vous recevoir le moindre enseignement ? Votre esprit tout de préjugés et d’opinions n’est ouvert à rien. Comment pourrais-je vous enseigner quoi que ce soit à moins que vous ne vidiez votre bol ? »
De fait, nous n’accueillons pas la vie telle qu’elle est, mais nous la parons et l’affublons sans cesse des oripeaux de nos manques ou de nos certitudes. Il suffirait de prendre le temps de laisser la vie nous toucher, de laisser tomber nos certitudes et nos savoirs. De nous taire. La très belle image que Dôgen utilise pour évoquer la conduite de la personne dans l’assise des Bouddhas vaut ici plus que mille mots : « Si vous êtes dans le désert et ouvrez les mains, tout le sable du désert passera et filera imperceptiblement entre vos doigts, fermez ces mains et vous ne retiendrez que quelques misérables grains ».