La méditation est très à la mode. On en parle abondamment à la radio, à la télévision, dans les magazines. Elle est l’objet d’une multitude d’ouvrages. Elle est guidée dans les villes et les villages par une foule d’enseignants apparus comme des champignons dans les bois à l’automne.
Mais, de quoi parle-t-on vraiment ? Ah oui, de méditation « laïque ». Et tout le problème est dans l’accouplement de ces deux mots. « Méditation », théoriquement, est un terme de la vie spirituelle et « laïque » signifie qu’on se met à l’écart de toute spiritualité. La rencontre des deux est au mieux étrange ou bancale, au pire un oxymore qui n’a rien de poétique, à l’encontre de « cette obscure clarté qui tombe des étoiles » de notre bon Corneille.
On peut se demander ce qui a poussé à associer ces deux termes qui auraient dû, normalement, rester chacun chez soi. Est-ce pour élever la laïcité vers la sphère de la spiritualité, ou bien pour abaisser la spiritualité au niveau de la laïcité ?
Jusqu’à une époque très récente, le mot « laïque » n’avait au Tibet guère de sens, du moins dans son emploi contemporain de « qui est indépendant vis-à-vis du clergé et de l’Église, et plus généralement de toute confession religieuse ». Les traducteurs ont bien adopté l’expression « fidèle laïc » pour nommer celui qui prend des engagements spirituels sans être moine, mais l’usage s’arrête là. Il n’y avait au Tibet pas la moindre trace de philosophie laïque, encore moins de méditation laïque.
Ne pas confondre méditation et relaxation
L’Occident a donc inventé la chose, ou le concept. Tout commence au XVIe siècle. On sort alors du Moyen-Âge, pour entrer dans la Renaissance, avec un idéal nouveau, celui de l’humanisme. Le Moyen-Âge mettait Dieu au centre de toutes choses et la Renaissance pensa, sans pour autant évacuer Dieu, qu’il fallait redonner sa place à l’homme, ce que fit, par exemple, un Montaigne, dont la pensée est presque toute tournée vers l’humain. Peu à peu, cependant, cet humanisme s’éloigna de Dieu, davantage encore au Siècle des lumières, où triomphent la science et la philosophie sécularisée, pour aboutir finalement à « l’humanisme athée », philosophie hégémonique de notre monde contemporain, celle qu’on enseigne à l’école et dont il est de bon ton de ne pas s’écarter.
Dieu est-il mort, comme le proclamait Nietzsche ? Pour certains, définitivement. Et si ce n’est pas tout à fait le cas, il n’occupe plus qu’un coin du tableau. Loin d’être la matière principale, il n’est plus qu’une option, si l’on peut dire. Il gît, semble-t-il, sous le linceul déposé par la bienséance idéologique.
D’un côté, on se veut laïque ; d’un autre côté, on semble vouloir garder un parfum de spiritualité, un petit quelque chose qui nous rattacherait au Bouddha ou aux sages de l’Inde, alors qu’il n’en est rien du tout.
C’est sans aucun doute dans ce ferment d’incroyance, de désacralisation, d’athéisme et d’impiété qu’a germé la méditation laïque, qui semble fort acoquinée avec l’humanisme athée. Loin de Dieu, loin des hauteurs ou des profondeurs, elle se tient sagement au niveau du sol. Loin de Dieu, c’est normal, diront certains, mais serait-elle pour autant loin du Bouddha, puisqu’il ne fait pas référence à Dieu et enseigne la méditation. Et si elle est proche du Bouddha, c’est qu’elle appartient au spirituel !
C’est là, probablement que s’installe la plus grande des confusions. D’un côté, on se veut laïque ; d’un autre côté, on semble vouloir garder un parfum de spiritualité, un petit quelque chose qui nous rattacherait au Bouddha ou aux sages de l’Inde, alors qu’il n’en est rien du tout. La confusion serait évitée si l’on n’avait pas repris le mot méditation et si l’on avait choisi, par exemple, « relaxation » ou « détente de l’esprit », ou tout autre terme entièrement dénué d’arôme spirituel. La relaxation ou la détente sont en effet dans le purement laïque. Mais c’est beaucoup moins attrayant, moins séduisant et moins enchanteur ou, pour le dire autrement, beaucoup moins vendeur. Du point de vue marketing, la méditation est beaucoup plus rentable que la relaxation. D’autant plus qu’on la pare d’une aura supplémentaire en la qualifiant de « pleine conscience », qui semble nous promettre une expérience très valorisante. La méditation de pleine conscience ! On sent bien qu’on touche quelque chose de profond, qui vous sort du train-train de la vie ordinaire, vous entraîne vers une lumière inconnue. Du moins, c’est ce qu’on veut nous vendre.
Trouver son équilibre samsarique
Pourtant, à y regarder de près, la méditation laïque, qui ne mène probablement guère plus loin qu’un moment de calme dont on n’est pas certain qu’il soit plus proche de la clarté que de la torpeur, est entièrement samsarique. Expliquons-nous. Le samsara est caractérisé par l’attachement : aux apparences agréables, aux relations humaines, au confort, au plaisir et au bien-être. Le bien-être, c’est précisément par là qu’on attire les chalands vers la méditation laïque, en leur faisant miroiter un mieux-être psychologique tout en l’enrobant d’un mystérieux voile de spiritualité. Le bien-être au sens moderne, celui qu’on étale dans les salons du même nom, n’est rien d’autre que samsarique. À dire vrai, une grande part de nos activités sont régies par des motivations samsariques : nous voulons être heureux, nous sentir bien dans notre famille, notre travail, notre entourage, être en bonne santé, disposer de vacances et de temps « pour nous », etc. Y a-t-il quelque chose à y redire ? Probablement pas. Nous ne sommes ni de grands bodhisattvas, ni de grands yogis, ni de grands sages et nous avons besoin d’un certain équilibre samsarique. Alors, pourquoi ne pas accepter que la méditation participe à cet équilibre ? Précisément parce qu’il est samsarique et que le but de la méditation, la vraie, n’a rien de samsarique. Tout au contraire, elle ne sert qu’à sortir du samsara. Et l’utiliser à contre-emploi est en faire un bien mauvais usage. L’enseignement sacré nous donne un merveilleux remède pour accéder peu à peu au vrai bonheur, celui qui ne dépend ni du temps, ni de l’espace, ni des circonstances, et nous en faisons une liqueur sucrée pour un peu de bien-être. Quel dommage !
Le tout, comme nous l’avons dit, nous est vendu dans un enrobage aux couleurs de la spiritualité. Nous croyons qu’on nous emmène vers le ciel alors qu’on nous confine dans un cocon.
La méditation laïque ressemble fort à un loisir. Mais, la spiritualité est le contraire d’un loisir. Elle est au contraire censée imprégner la totalité de notre existence. Il serait assez cocasse (du moins pour le moment, mais méfions-nous…) d’entendre un dialogue du genre :
– Qu’est-ce que tu fais, toi, pour te détendre ?
– Moi, j’aime bien jouer au tennis. Et toi ?
– Oh moi, je fais de la spiritualité.
Pourtant, c’est bien l’impression qui ressort lorsque les gens parlent de méditation. On « fait » de la méditation comme on fait de l’aquarelle, de la danse africaine ou de la marche. La méditation se situerait-elle sur le même plan ? Laissons de côté les épreuves presque inhumaines traversées par Naropa et autre Milarépa, ou même la vie des moines entièrement consacrée à la quête du sacré, sans doute trop loin de nous, mais rappelons-nous seulement que la méditation – la vraie – est un élément d’un ensemble où travaillent conjointement l’éthique, la compassion, la dévotion, la purification, l’accumulation de mérite, la compréhension profonde et les engagements sacrés. On est loin, très loin, d’un petit « plus » agréable qui améliore la vie.
Gare aux contrefaçons
L’objectif des deux méditations est totalement différent : l’une, la laïque, veut nous offrir un moment de repos, de détente et de mieux-être. Elle ne met aucunement en question le règne de notre individualité. Elle lui accorde seulement un peu de soulagement. L’autre, la spirituelle, est l’épée qui tranche le nœud de l’individualité, le flambeau qui dissipe les ténèbres de l’ignorance, le navire qui nous fait accoster au-delà de l’océan du samsara. La méditation ne cherche pas le bien-être intérieur, mais la vérité de ce que nous sommes, au-delà de l’ego qui se prétend le centre de toute expérience, le centre du monde, ou tout au moins le centre de « notre » monde. L’une est un strass, l’autre un diamant. L’une est une tisane, l’autre un nectar de vie. L’une donne un léger souffle d’air dans la prison, l’autre nous ouvre la porte.
La méditation – la vraie – est un élément d’un ensemble où travaillent conjointement l’éthique, la compassion, la dévotion, la purification, l’accumulation de mérite, la compréhension profonde et les engagements sacrés. On est loin, très loin, d’un petit « plus » agréable qui améliore la vie.
« Oui, fait-on souvent remarquer, mais la méditation laïque peut se révéler un pont vers la vie spirituelle. » Ce n’est nullement impossible, mais ce n’est pas non plus certain. Il faut plutôt envisager l’hypothèse où elle serait un piège, maintenant ses adeptes dans une bulle où l’ego se trouve à l’aise, tout en lui donnant l’illusion de faire quelque chose de profond. Pourquoi chercher davantage, puisque cet exercice lénifiant est tout à fait suffisant pour le confort de notre ignorance ? Et qu’il n’engage à rien : pas de maître, pas de dévotion, pas de règles de conduite. Donc, il nous laisse libres. Oui, libres de rester prisonniers du samsara, dont personne ne nous force à sortir.
Certains pensent encore que la méditation laïque est une spiritualité adaptée à notre époque. Ce serait merveilleux ! Sauf qu’elle n’est pas reliée à des maîtres éveillés et qu’elle ne mène pas à s’éveiller. Alors une spiritualité bien maigre et bien pauvre, bien égarée dans le désert de l’ignorance, bien digérée par l’insatiable humanisme athée.
Ne déduisons pas pour autant de ce que nous venons de dire que la méditation laïque serait blâmable en elle-même. Si elle s’affichait clairement comme berceuse samsarique, on ne pourrait rien lui reprocher. Le problème se trouve dans l’ambiguïté qu’elle véhicule : elle laisse croire implicitement, par l’emploi de mots et de postures identiques, qu’elle est semblable à la vraie méditation, qu’elle transmet une certaine profondeur spirituelle. En ce sens, elle est une tromperie risquant de leurrer bien des gens qui pourraient, autrement, se tourner vers une voie authentique. Une sorte de contrefaçon, en somme, qui, à l’encontre des contrefaçons de marques de luxe, coûte plus cher que son modèle.