Le premier poisson est la carpe koï, vénérée depuis toujours par les Chinois, car elle représente la sagesse, alliant sérénité, souplesse et efficacité, avec ses huit vertus inspirées du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme : « Ne se fixer à aucun port, ne viser aucun but, vivre dans l’instant présent, ignorer la ligne droite, se mouvoir avec aisance dans l’incertitude, vivre en réseau, rester calme et serein, remonter à la source. » On ne peut s’empêcher de découvrir avec ravissement ce concentré de sagesse orientale, dont l’auteure, diplômée de Sciences Po et sociologue, conseille de nous inspirer « à la fois pour notre développement personnel et notre efficience en affaires. »
Le deuxième poisson est le poisson rouge dans son bocal, et dont l’attention ne peut excéder, d’après les calculs de Google, huit secondes. Or la durée d’attention de la génération des jeunes d’aujourd’hui, qui a grandi avec les écrans connectés, n’est guère que de neuf secondes ! « Nous sommes donc, dit Bruno Patino, spécialiste des médias et des questions numériques, devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés. » Enfants, jeunes, adultes, que ce soit au bureau, à la maison, ou dans la rue, nous sommes tous sur le chemin de l’addiction avec nos tablettes et nos smartphones, qui captent notre attention des centaines de fois par jour, et qui nous conduisent à un zapping permanent, frénétique et irrépressible. Cette servitude numérique servirait une nouvelle mutation de l’économie consumériste : l’économie de l’attention. « Il s’agit, explique l’auteur, d’augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur. »
Ce qui est grave, c’est que cette manipulation de l’attention risque de perturber la réflexion, ne plus distinguer les bonnes des mauvaises informations, et au final faire perdre les repères, les valeurs. Associés au développement de l’intelligence artificielle, l’esclavage et l’abêtissement numérico-économique risquent de se révéler encore plus implacables à l’avenir.
Devant ce constat alarmant, annonçant une catastrophe imminente pour « l’homme connecté », que pouvons-nous faire ? Pas grand-chose, sinon en faire prendre conscience à un maximum de gens, et en particulier aux jeunes, les plus vulnérables. Et revenir absolument à l’enseignement de base du bouddhisme : cultiver autant que possible samma-sati, l’attention juste qui est l’un des huit chemins de la délivrance, et qui est à la base de la méditation mindfulness, de pleine conscience.
Vivre en pleine conscience est plus que jamais d’actualité, afin que nous ne soyons plus comme un poisson rouge dans un bocal… On peut aussi poser la question à Hesna Cailliau : croyez-vous que les Chinois resteront toujours comme des carpes koï tranquilles, ou bien qu’avec l’expansion économique et l’accélération du numérique, ils finiront aussi par muter en poissons rouges agités ?