Des ruses vieilles comme le monde
On chercha d’abord à le discréditer, en faisant appel à une courtisane.
La belle Cincâ profite du séjour prolongé du Bouddha et de ses moines dans la ville de Crâvastî pour feindre de mystérieux rendez-vous. Puis elle simule une grossesse et vient alors confronter le Bouddha publiquement, le sommant d’assumer sa paternité. Las… la pièce de bois qu’elle dissimulait sous son vêtement se détache et tombe, révélant la supercherie. Cincâ s’enfuit, mais le sol se dérobe sous ses pieds et elle est engloutie dans les enfers.
D’autres poussent plus loin l’ignominie et font assassiner celle dont ils avaient loué les services pour prétendre, elle aussi, jouir des faveurs du Bienheureux. Le cadavre est découvert à proximité de la cabane abritant le Bouddha dans le parc du Jetavana. La rumeur se répand alors comme l’éclair : la malheureuse a été tuée par les moines, sur ordre du Bouddha, pour éviter le scandale. L’émoi est grand. Mais, sous l’effet de la boisson, les exécutants des basses œuvres qui l’avaient étranglée parlent trop dans un tripot. Leurs propos sont rapportés et l’on remonte jusqu’aux commanditaires qui sont arrêtés et châtiés.
Le maléfique Devadatta
Mais l’un des adversaires du Bouddha occupe une place à part. Une figure que tous s’accordent à décrire sous les traits les plus noirs : le maléfique Devadatta, qui, après de multiples forfaits, devait se rendre coupable du plus abominable des crimes en provoquant un schisme dans la communauté.
Les sources s’accordent à dire que Devadatta était moine, mais divergent sur ses origines. Certains textes restent muets sur le point, d’autres en font un jeune aristocrate du clan Shâkya, voire un cousin germain du Bouddha qui aurait un temps caressé l’espoir de prendre sa place de prince héritier après le Grand Départ. La frustration née de cet espoir déçu l’aurait mené à concevoir à l’égard du Bouddha une haine irraisonnée.
Devenu religieux, Devadatta n’en conserve pas moins un goût marqué pour le pouvoir et les biens matériels. À l’occasion d’un passage dans la ville de Rajariha, il se livre à quelques prodiges spectaculaires et attire ainsi l’attention d’Ajâtacâtru, fils et héritier du roi Bimbisara qu’une profonde amitié liait au Bouddha. Son attitude était éminemment critiquable : l’usage ostentatoire de pouvoirs surnaturels dans le but de satisfaire des désirs matériels personnels et l’orgueil qui était son moteur – un « poison » dans la perspective bouddhique – étaient vivement réprouvés par le Bouddha.
Favori du nouveau roi, Devadatta obtient l’assassinat du Bouddha. La tentative fait long feu, car les tueurs se convertissent à la seule vue de leur victime désignée…
Un peu plus tard, Devadatta, s’appuyant sur le grand âge et la fatigue du Bouddha, invite ce dernier, devant la Communauté assemblée, à se retirer et à lui confier la direction du Sangha. La fermeté avec laquelle il est remis en place ne fait qu’accroître sa rancœur et il décide alors de nuire indirectement au Bouddha en s’attaquant à son plus loyal protecteur, le roi Bimbisara. Il use de son influence sur le prince héritier Ajâtacâtru, jeune homme dévoré d’ambition et fort impatient de remplacer son père sur le trône, et le pousse au crime. Un attentat est organisé, mais Bimbisara y échappe de justesse. En pieux bouddhiste, il pardonne et abdique pour laisser les rênes du pouvoir à son héritier. C’est insuffisant pour Ajâtacâtru – et pour Devadatta qui manœuvre dans l’ombre – qui fait jeter son père dans un cachot où le malheureux souverain se suicide, désespéré par le comportement indigne de ce fils qu’il aimait tant. Son épouse, la vertueuse reine Vaidehi est, elle aussi, emprisonnée pour avoir tenté d’adoucir le sort de son époux en le nourrissant en cachette alors qu’on cherchait à le faire mourir de faim. Maintenant favori du nouveau roi, Devadatta obtient l’assassinat du Bouddha. La tentative fait long feu, car les tueurs se convertissent à la seule vue de leur victime désignée… Devadatta n’hésite pas alors à accomplir lui-même le geste infâme, en poussant un rocher du haut du Pic du Vautour sous lequel le Bouddha s’est installé pour méditer. Mais deux éperons de la montagne se rapprochent miraculeusement pour arrêter le projectile dans sa chute.
Manifestement fort indisposé par ce nouvel échec, Devadatta soudoie alors un cornac et lui donne consigne d’enivrer son éléphant avant de le lâcher dans les rues de la ville à l’heure où le Bouddha et ses moines y quêtent leur nourriture. Les dégâts sont énormes et les victimes se comptent par dizaines. Mais la bonté bienveillante vient à bout de la force la plus brutale. Devant le pachyderme qui le charge, le Bienheureux lève la main droite en signe d’apaisement et l’animal s’arrête dans sa course avant de se prosterner.
Devadatta commet alors l’irréparable
L’Inde fut toujours le pays des extrêmes. Connaissant le penchant de certains pour les austérités les plus rigoureuses, Devadatta demande publiquement au Bouddha d’introduire cinq règles de discipline d’une grande sévérité. Toujours soucieux de maintenir la modération et l’équilibre qui caractérise la voie du milieu, le Bienheureux refuse. Son adversaire n’attendait que cela pour l’accuser d’un laxisme coupable et parvient à entraîner derrière lui quelque 500 moines récemment ordonnés et encore influençables. Il installe cette communauté dissidente non loin de Bodh Gaya, lieu de l’Éveil. Inquiet, le Bouddha charge deux de ses plus fidèles disciples, Câriputra et Maudgalyâyana de ramener les brebis égarées. Devadatta est aveuglé d’orgueil : comment ? Les deux prestigieux religieux ont donc abandonné le Bouddha pour le rejoindre ? Il leur confie sur le champ son groupe avec mission de les faire profiter de leur enseignement et se retire pour prendre quelque repos. Avec leur habileté coutumière, Câriputra et Maudgalyâyana ont tôt fait de convaincre la plupart des moines qu’ils ont fait fausse route. Réveillé par un de ses derniers fidèles, Devadatta ne peut que constater son échec, se met à cracher le sang et la terre s’ouvre sous ses pieds pour le précipiter dans les enfers.
S’il convient de rester circonspect, car c’est une véritable « geste » de Devadatta qui s’est formée au fil du temps, il n’en demeure pas moins que son histoire semble reposer sur des bases réelles. On a longtemps gardé des traces d’une petite communauté dissidente respectant des règles de discipline très proches de celles proposées par Devadatta et se réclamant de lui.
Plus globalement, cet épisode pourrait être le premier écho d’une lutte sourde qui oppose, dans le bouddhisme comme dans bien d’autres religions, les anciens et les modernes, conservateurs et novateurs.