La méditation est, aujourd’hui, identifiée à l’effort consistant à faire le vide dans sa tête. J’en ai encore fait la saisissante expérience, il y a peu de temps, après avoir fait une présentation de la pratique à un petit groupe de personnes. J’avais commencé par expliquer que la méditation est un acte très simple où il n’y a rien à rechercher, aucun état à atteindre — qu’en résumé, méditer ne consiste pas à faire le vide dans sa tête, mais juste à s’ouvrir à ce qui est. Or, à ma grande surprise, après la première session de méditation, la majorité des gens m’ont dit être très déçus de ne pas avoir réussi à faire le vide dans leur esprit… J’étais dépité ! Je venais de leur expliquer pendant une heure que c’était exactement ce qu’il s’agissait d’éviter de faire pour comprendre ce que je leur proposais.
En repensant à cette situation, j’ai compris que cette idée est si solidement chevillée que mes propos sont tout simplement inaudibles pour une personne qui découvre la pratique. Lorsqu’une idée fausse est à ce point enracinée, il ne suffit pas de la dénoncer, il faut l’interroger. Il faut montrer pourquoi nous la croyons, pourquoi elle est fausse, pourquoi elle nous empoisonne. Ce travail est nécessaire à double titre. Tout d’abord, il faut lever l’une des « mécompréhensions » les plus enracinées et les plus néfastes sur le sens de la pratique. C’est là sans doute ce qui explique le découragement qui saisit tant de personnes ayant voulu pratiquer sans y être parvenues. Mais cela permet aussi de comprendre un des aveuglements les plus profonds de notre temps qui, bien au-delà de la question de la méditation, touche au sens même de l’existence humaine.
Une idée incohérente et fausse
Cette idée qui s’impose partout est d’abord incohérente et fausse. Elle est incohérente parce qu’elle est tout simplement irréalisable ! Il est impossible de faire le vide dans sa tête. Tant que nous sommes des êtres humains, nous avons des pensées. Et pire encore, si vous cherchez à faire le vide, vous pouvez être sûrs que cela va renforcer encore le nombre des pensées qui vous traversent. Ce n’est pas différent de ce qui se passe chaque fois que nous cherchons à être autrement que ce que nous sommes. Si nous cherchons à être calmes lorsque nous sommes énervés, cela ne fait qu’accentuer le problème. Si nous voulons à tout prix dormir lorsque nous faisons une insomnie, cela ne conduit qu’à nous crisper davantage. Cette idée est aussi une erreur. Que feriez-vous si votre esprit était vide ? Chercher à avoir un esprit « vide » n’a en réalité aucun sens. Pourtant, nous avons tendance à croire que ce serait bien d’y arriver. Pourquoi avons-nous une telle conviction ?
À cause de l’expérience que nous faisons qu’un moment de calme est agréable. Et à l’inverse, quand nous sommes submergés de pensées et que notre esprit est agité, qu’il tourne en boucle, nous expérimentons un état plutôt désagréable. Cette expérience est juste, c’est indéniable. Mais faut-il en conclure pour autant qu’il faudrait cultiver le premier état afin d’être tout le temps calme ? J’ai du plaisir à manger du chocolat. Je n’en conclus pas que cette expérience doit être reproduite du lever au coucher. Nous ne pouvons pas être tout le temps calmes ! C’est impossible. Croire cela, c’est ne rien comprendre à ce qu’est un être humain qui traverse divers états. Et qui parfois est submergé.
Une idée agressive et culpabilisante
Cette idée est non seulement incohérente et fausse, elle est aussi extrêmement agressive. En effet, chercher à faire le vide, c’est aller contre le mouvement de la vie, contre le fait même d’être un être humain. Vous êtes peut-être surpris. Dire aux gens « Soyez calmes ! » ou « Soyez zen ! » semble en effet une belle promesse. En réalité, c’est là une parole violente et profondément négative, puisque ce qu’elle dit au fond, c’est : « Ne soyez pas des êtres humains ! ».
En tant qu’êtres humains, il y a des moments où nous sommes en colère, angoissés, inquiets, tristes, fatigués ou tendus. C’est tout à fait normal. Et ce n’est pas en se reprochant de vivre de telles émotions que cela va arranger les choses. Au fond, en croyant qu’il faut être calmes en toute situation, nous nous culpabilisons d’être ce que nous sommes et de vivre les expériences que tout être humain vit naturellement. Cette attitude, loin de nous aider, de nous apaiser, ne fait donc que nous étouffer encore davantage.
Chercher à faire le vide, c’est aller contre le mouvement de la vie, contre le fait même d’être un être humain.
Être humain ce n’est pas être « zen » ! Être humain, c’est savoir que dans la vie, il y a des hauts et des bas, des moments où ça va et des moments où ça ne va pas. La sagesse consiste à être à même de traverser ces expériences avec douceur, bonté et ampleur de vue, non à les supprimer. Parfois, nous n’en pouvons plus. Nous explosons en sanglots. Ce n’est pas une faute. Mais l’important est justement de savoir que faire devant ces épreuves ! Et c’est là où la méditation peut être précieuse. Elle nous apprend à avoir une attitude saine envers ce qui nous arrive.
Cette idée de ne plus penser est aussi particulièrement culpabilisante. Comme il est impossible de faire le vide, que nous ne pouvons pas y arriver, avoir un tel dessein, c’est se mettre en situation d’échec. Nous fabriquons l’image abstraite d’un pratiquant qui serait constamment dans un état de complète zénitude et nous souffrons de ne pas y correspondre. Mais cette image est sans réalité.
Pour ma part, je n’ai jamais rencontré une seule personne de toute ma vie qui était calme en toute situation. C’est pourquoi je vous propose une tout autre attitude : rencontrer pour de bon la personne que nous sommes, cela nous fera beaucoup plus de bien.
Une idée qui nous trompe sur ce qu’est la méditation
Cette conception que je dénonce nous conduit aussi à une complète mécompréhension sur le sens même de la pratique de la méditation. Nous en faisons une forme de gymnastique mentale. De la même manière, je peux faire certains exercices pour avoir de meilleurs abdos, je peux par des exercices méditatifs vider mon esprit.
Mais la méditation n’est pas de cet ordre. Elle est un geste profond d’ouverture, d’accueil, de confiance. Comprendre que là est le sens de la méditation est certes difficile. Dans les traditions méditatives, cette mécompréhension est déjà dénoncée depuis très longtemps. L’un des grands enseignants de méditation, Gampopa, qui vivait au XIIe siècle au Tibet, écrivait ainsi : « J’ai cet étudiant qui médite dans les montagnes. Et il continue à pratiquer en essayant de ne pas avoir de pensées. S’il avait cessé d’essayer de se débarrasser des pensées, il aurait été éclairé il y a des années. Mais il continue à essayer de se débarrasser de toutes les pensées. » En effet, ce désir nous empêche de nous transformer et prive la pratique de ce qu’elle pourrait nous offrir.
Mais alors, à quoi sert la méditation ?
Si la méditation ne consiste pas à faire le vide, à quoi nous invite donc la pratique ? Plutôt que de chercher à être sans pensées, il nous faut apprendre à développer un tout autre rapport à elles. Que faisons-nous avec les pensées dans la pratique ? De manière très radicale, nous ne faisons rien. Nous ne cherchons pas à faire le vide. Nous ne cherchons pas à supprimer les pensées. Nous rencontrons l’expérience d’avoir des pensées. Par moment, certaines pensées nous emportent et nous ne sommes plus présents. Nous nous en rendons compte et nous revenons. Parfois, il y a des moments où les pensées s’arrêtent. Ces moments sans pensées viennent d’eux-mêmes. Jamais parce que nous l’avons décidé et voulu. Dans la pratique, on remarque simplement ce qui se passe. Que se passe-t-il quand il y a des pensées ? Que se passe-t-il quand il n’y a pas de pensées ? Quand je suis fatigué ? Quand j’ai telle émotion ?
Méditer, ce n’est donc pas faire le vide dans sa tête, mais c’est apprendre à être présent à tout ce qui est.
On peut même parfois remarquer la tendance que nous avons à préférer les moments où il n’y a pas de pensées à ceux durant lesquels notre esprit est plus agité. Du point de vue de la pratique, cela ne change rien. On remarque simplement qu’il y a cette tendance à préférer un état plutôt qu’un autre. C’est un fait. Ce n’est pas un problème. On ne fait rien. On s’ouvre juste à ce qui est.
On dit souvent qu’on regarde passer les pensées comme les nuages dans le ciel. Si cette expression peut avoir du sens, pour ma part, elle ne m’aide pas. En réalité, dans la pratique, je ne regarde pas les pensées passer comme des nuages. J’ai des pensées, parfois elles m’absorbent, parfois je le remarque et à ce moment je reviens. Quand je reviens, je reviens. Je célèbre cette étrange capacité de l’esprit à revenir et à se resynchroniser au présent et à la vie. En ce sens, les pensées je m’en fous ! C’est comme cela. Il faut arrêter de se « prendre la tête » avec cette question.
Développer un autre rapport à tout ce que l’on vit
Dans la pratique, nous apprenons non seulement à développer un autre rapport aux pensées, mais également à tout ce que l’on vit. Nous développons ainsi une relation beaucoup plus juste à tout ce qui nous traverse. Si je suis angoissé, plutôt que de l’ignorer ou de chercher à être calme à tout prix, il est bien plus important de voir quel rapport je peux établir à l’angoisse qui me traverse. Comment travailler avec elle ? Comment l’écouter ? Comment entendre ce qu’elle me dit et à quoi elle m’appelle ?
Méditer, ce n’est donc pas faire le vide dans sa tête, mais c’est apprendre à être présent à tout ce qui est. Apprendre un geste qui fait naître une présence ouverte, une présence pleine de cœur pour tout ce qui arrive. Nous abandonnons la guérilla pour essayer d’être calmes, nous abandonnons cette injonction qu’on veut nous imposer depuis l’enfance, nous disant d’être sages et ne pas faire de bruit.
En résumé : la croyance inconsciente qui se cache derrière l’idée que pratiquer vise à être zen est que nous ne devrions pas vivre les émotions, les tourments, les hauts et les bas que nous éprouvons tous. Nous devrions être transparents, calmes… Or méditer, c’est apprendre à se relier à tout ce qui constitue l’expérience humaine, y compris les expériences les plus poignantes et douloureuses, avec douceur, chaleur et sagesse. Et c’est cette attitude, et elle seule, qui peut nous apaiser pour de bon