En sanskrit, « mudra » signifie le « sceau ». C’est dire qu’un positionnement précis des doigts peut déterminer et sceller une action et lui donner son efficacité. Les gestes peuvent être exécutés par une ou deux mains, en une infinité d’expressions.
Leur origine est très ancienne. On retrouve leurs premières traces, dans les Vedas, les textes sacrés d’Inde. Pour autant les mudras ne sont pas l’apanage des seuls Hindous. « Toutes les grandes religions utilisent les mains comme instrument de langage symbolique. Leurs mouvements et la position des doigts permettent la communication d’un message qui est universellement accepté et compris », explique Véronique Crombé, conférencière au Musée National des Arts Asiatiques-Guimet de Paris. « C’est l’exemple du geste de la prière. On le retrouve tout autant chez les chrétiens (mains jointes et doigts entremêlés qui symbolisent le recueillement) que chez les bouddhistes (avec le geste de l’Anjali mudra qui désigne l’adoration). »
Le langage des signes
Au fil du temps, la pratique des mudras s’est diffusée un peu partout, de l’Asie centrale à l’Extrême-Orient. Le Musée Guimet en est une fidèle vitrine. Chaque salle est dédiée à un pays qui expose sa propre représentation du Bouddha. Tout en marchant, Véronique Crombé poursuit son explication : « Les gestes n’ont pas forcément le même sens d’une civilisation à une autre. La main droite tendue, paume en avant et doigts joints, décrivait la puissance chez les empereurs romains. Pour le bouddhisme, cette mudra rappelle l’épisode où l’Éveillé fut chargé par un éléphant furieux qu’il réussit à calmer de ce seul geste… »
Le sens des gestes
Dans cet univers du sacré, notre guide Véronique est insatiable. Elle-même bouddhiste de tradition Theravada, elle possède une connaissance encyclopédique de la vie de Siddhartha. Elle précise : « Les mudras symbolisent des instants forts de la vie de Bouddha ou des moments clefs de son enseignement. Apparus avec les premières représentations anthropomorphiques du Bouddha, ce sont pour les fidèles, d’inépuisables sources d’inspiration. »
À bien comprendre Véronique Crombé, une demi-douzaine de gestes sacrés domine la symbolique bouddhiste. Cela va du geste de « l’absence de crainte » (Abhayamudrâ, qui prône la paix et se pratique main levée devant soi, doigts tendus et paume vers l’extérieur), à celui de « la prise de la Terre à témoin » (Bhûmispashamudrâ, main pointée vers le sol, il correspond à un épisode de la vie du Bouddha au cours duquel la déesse de la Terre a témoigné en sa faveur), en passant par celui de « La mise en marche de la Roue de la Loi » (Dharmachakra mudrâ, qui correspond au premier sermon historique du Bouddha à Sarnath, et qui se réalise pouce et index joints, main droite et main gauche réunies).
La visite du Musée s’achève. Dans le pavillon Thaï, Véronique Crombé nous entraîne vers le bronze d’un Bouddha en marche. Soudain, un rideau de touristes japonais s’intercale entre elle et nous. Ses explications deviennent lointaines… Mais peu importe ! Tout comme les mudras qu’elle nous a fait découvrir, cette femme parle avec les mains.
À cette poignée de gestes sacrés sont venues se rajouter, au fil du temps, de nombreuses autres postures. Un véritable phénomène… Désormais la pratique de cette gestuelle est accessible à tous. Elle peut s’exécuter n’importe où, que l’on soit assis ou couché, seul chez soi ou dans le métro. En quelques années, les mudras sont devenues à la mode et un grand nombre d’ouvrages en délivre les secrets.
Le yoga des doigts
L’usage des mudras se démocratisant, apprendre à les utiliser, devient de plus en plus fréquent. Juliette Dumas y recourt, quant à elle, dans de nombreuses circonstances. Dans un avion qui la ramenait un soir à Paris, Juliette Dumas se retrouve assise à côté d’une jeune femme terrorisée par les turbulences. Juliette tente de la rassurer, en vain. Elle lui propose alors d’entrelacer ses doigts, de tourner ses pouces vers la poitrine et de respirer lentement. Vajrapradama. Le geste de la confiance en soi, la mudra qui fait disparaître la peur. Et ça marche : en quelques minutes, le stress de sa compagne de voyage disparaît ! Du pouvoir des gestes sacrés.
Cette passion pour les mudras, Juliette Dumas le doit au coup de foudre qu’elle ressentit deux ans plus tôt devant un portrait de Felix Fénéon et de l’une des mains du célèbre collectionneur d’art. Longue et fine, elle dessinait dans l’espace un geste inabouti plein de grâce et d’énergie. Une mudra… Juliette y vit un signe.
Femme de communication au tempérament affirmé, Juliette Dumas quitte du jour au lendemain un emploi sécurisé pour embrasser une carrière de conférencière et créer la « Shine Academy », dédiée au bien-être. Pour se former aux mudras, elle s’associe à une spécialiste de la question, Locana Sansregret, une Canadienne pratiquant le yoga depuis 35 ans et initiée dans la voie du Raja Yoga par Swami Shraddhananda. Leur collaboration a donné lieu à un livre qui présente près de 150 mudras, Le yoga des doigts. Juliette s’explique : « Nos mains agissent comme un clavier connecté au cerveau. Il faut en prendre conscience pour s’appliquer une sorte de « mudra thérapie » à tous les petits maux de l’existence. Ne reste plus au lecteur qu’à établir sa liste en fonction de ses besoins : la mudra pour dormir, celle qui clame la colère, celle qui donne confiance en soi… »
« Nos mains agissent comme un clavier connecté au cerveau. Il faut en prendre conscience pour s’appliquer une sorte de « mudra thérapie » à tous les petits maux de l’existence. Ne reste plus au lecteur qu’à établir sa liste en fonction de ses besoins : la mudra pour dormir, celle qui clame la colère, celle qui donne confiance en soi. » Juliette Dumas
Ce monde ancestral des gestes serait-il en train de se transformer en un art de bien-être ? La réponse se trouve chez les tenants de la tradition yogique. Pour elle, le corps humain est le siège de la circulation de l’énergie vitale, le prana. Sur son site, Locana Sansregret déroule son explication : « En mettant les mains en connexion l’une avec l’autre, les mudras forment un barrage qui évite que le prana s’échappe par le bout des doigts… » Les mouvements de nos mains induisent donc une action qui permet d’agir sur nous-mêmes en dirigeant cet effet sur telle ou telle partie du corps. La conclusion des auteures est simple : « Nos mains (nous) parlent… »
Au cœur des mains
En continuant mon voyage pour découvrir le mystère des mains, je rencontre, au CCAS de Vincennes, Marie-Dominique Bleuler, professeure de Qi Gong. Elle associe les mudras à la respiration. « La base de la vie », dit-elle. Avec un ami photographe, Bruno Houdayer, elle donne des conférences et anime des ateliers d’initiation : « L’Art du souffle et des Mudras » pour tous les âges.
Une belle fin d’après-midi. Une vingtaine de femmes sont réunies autour d’une grande tablée. La plus jeune a 74 ans. Elle s’appelle Edith. C’est ma voisine. À l’heure dite, Marie-Dominique Bleuler commence son atelier. Ample veste de kimono, pantalon souple et queue de cheval, elle marche avec souplesse et donne l’impression d’effleurer le sol. Son visage est illuminé d’un sourire. Au milieu des tables, elle installe un gong électronique et pose la règle : dès qu’une note retentit, on cesse de parler et l’on pratique trois respirations d’affilée. Hochement de tête général.
L’atelier débute. D’abord se frotter les mains. Pour se chauffer les articulations et pour mobiliser les énergies. Puis joindre les paumes. Le mudra du bouton de lotus, le geste de révérence par excellence. Le plus connu, mais pas le plus simple à réaliser, surtout quand on souffre de rhumatismes. Et autour de la table, comme Edith, elles en ont toutes un peu… Gong. Trois respirations. On recommence. La voix de Marie-Dominique pleine de bienveillance emplit l’espace avec douceur. Dans les ateliers, quelques-uns de ceux qui débutent sont dubitatifs. Ils commencent par trouver que la pratique n’apporte guère de résultats, mais avec le temps, ils ressentent les effets que les mouvements de leurs mains ont sur eux, une véritable détente du corps et de l’esprit.
Pour s’aider, Edith et ses amies peuvent s’inspirer des magnifiques photos de Bruno. En noir et blanc, tirées en grand format, elles s’affichent sur des kakemonos dans la salle. Des photos qui ne se limitent pas à représenter des mudras parfaites, mais qui rendent hommage à l’universalité de ces gestes qui ont traversé les religions, les spiritualités, les philosophies et le temps.