Arthur H : sa vie intérieure

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Portrait d’un chanteur à la voie singulière.

Nous nous sommes connus et avons couru ensemble sur les plages et dans les prés, alors que je ne savais même pas comment il s’appelait. Nous suivions alors les mêmes cours sur le dojo de l’artiste martial Albert Palma. Le shintaïdo est issu du karaté shotokaï d’Egami Senseï (une forme non dualiste de karaté, qui ne voit pas dans l’adversaire un ennemi, mais au contraire quelqu’un avec qui s’aider à grandir mutuellement). Le fondateur du shintaïdo, ex-dauphin d’Egami, Hiroyuki Aoki Senseï, est né shintoïste, mais il a marché sur les traces du Bouddha en Inde. Il s’est aussi intéressé au christianisme et tient les Évangiles en haute estime – tout comme il a étudié d’autres arts martiaux dans le monde, notamment la capoeira inventée par les esclaves noirs du Brésil.

« Chacun erre dans le terrain vague de sa propre liberté, se choisit quelques maîtres rencontrés en chemin pour tâcher de rendre fertiles quelques bouts de son désert intérieur. »

Créé dans les années 1960, le shintaïdo (ou Nouvelle voie du corps) a tenté de s’inspirer du meilleur de ces créations en interdépendance les unes avec les autres, et d’en insuffler l’esprit dans un nouvel art du mouvement. Un art fondé sur l’ouverture (des mains, du bassin, de tout le corps, du cœur, du regard), l’axe vertical, la projection jusqu’à l’horizon et une réversibilité permanente entre l’attitude « mousso » (souplesse de l’algue dans le flux) et l’attitude « kaïcho » (l’ouverture maximum de la coupe fulgurante du sabre).
Un jour, j’ai entendu la voix d’Arthur à la radio, et j’ai appris qu’il était chanteur – le bougre ne s’en était jamais vanté devant moi. Son père est Jacques Higelin, que je considère comme le plus grand poète de la musique française depuis Charles Trenet, avec Nougaro et Brel. Héritage lourd, qui aurait pu écraser Arthur. Mais après une adolescence fugueuse, le garçon à la voix cassée et à la tronche quelque peu « gainsbourguienne » a réussi l’exploit de se frayer dans la chanson une voie singulière. Son succès a rendu nos rencontres plus rares. Mais c’est toujours une joie de le retrouver. Quand je lui pose la question clé de mon enquête, je me demande quand même bigrement ce qu’il va me répondre.

Arthur, la vie intérieure, c’est quoi pour toi ?

La vie extérieure est un pâle reflet de la vie intérieure, qui rayonne très paradoxalement puisqu’on ne la voit pas. Toute vie naît et se crée dans l’obscurité. Les gens font l’amour dans le noir. Le fœtus se déploie dans une sombre intimité. La plante grandit sous terre. Tout naît dans l’ombre. Dans l’invisible. Ma vie intérieure n’en constitue pas moins mon foyer, mon axe, ma structure, l’entière construction qui fait que, tout simplement, j’existe. C’est aussi primordial et primitif que ça.
J’ai été très étonné, en allant chercher des souvenirs sous hypnose, de m’apercevoir que tout ce que j’avais vécu était enregistré de façon extrêmement précise. Toute notre existence demeure gravée quelque part. J’ai pu ainsi me promener dans mon passé, comme dans un film où il m’était possible d’aller et venir d’avant en arrière à ma guise. Tout était extrêmement vivant et s’offrait à la disposition de mon esprit à partir du moment où je réussissais à me mettre dans un certain état de disponibilité, de relaxation, d’ouverture à une dimension où tout existe.
Là commence une autre vie intérieure, essentielle et fabuleuse. Car cette ouverture débouche sur quelque chose de radicalement inconnu, qui m’échappe complètement. J’ignore tout à fait ce que c’est, mais je sais que je peux m’y connecter. Ça concerne en particulier tout ce qui est du domaine des idées artistiques, de la création musicale, de l’inspiration poétique. J’ai l’impression qu’il suffit de se mettre dans un certain état, une certaine vibration interne, pour accéder automatiquement à une possibilité infinie. L’univers des possibles est réellement sans limites. Je le sens très fort.

Te mettre dans cet « état » est-il facile ?

J’ai des trucs, en particulier pour composer ou pour faire de la scène. M’adressant à l’univers, c’est-à-dire à l’inconnu, j’exprime simplement la demande d’être connecté à ce « quelque chose » qui me dépasse complètement. Et je remarque que ça marche : cette requête a un effet tangible ! Que ça conduise à une création qui intéresse les gens ou pas, j’y trouve une forme de qualité d’être, un état, un vécu. Et ça se passe vraiment à l’intérieur de moi. Comme si une porte s’ouvrait sur une sorte d’infini.
En fait, cela se produit peut-être juste quand on élève son niveau d’énergie. Je suis musicien et j’ai plutôt tendance à réfléchir à la vie en tant que somme de vibrations. Je ne suis sûr de rien, mais si l’on me dit qu’il y a une continuité entre nos pensées et les vibrations de l’univers, ça me parle. Je ne peux pas en apporter la preuve, mais je m’aperçois qu’il y a différents niveaux de vibrations et de fréquences, que je peux moduler selon mon désir par certains moyens, par exemple en choisissant l’endroit où je me trouve. Si je suis en face de la mer, je ne vais pas avoir la même vibration que dans le métro – quoique je puisse aussi choisir d’entrer en résonance avec une vibration très élevée dans le métro. Mais je suis quand même plus aidé face à la mer.
J’atteins aussi cet état en nourrissant des pensées élevées… qui peuvent être des pensées d’abandon, au sens d’abandonner sa volonté, de renoncer au contrôle, d’accepter qu’au fond nous ne sommes rien. Ou presque rien. Il s’agit d’accepter que notre « moi » ne représente que le minimum syndical de l’être. Et donc j’atteins cet état par une forme de solitude, parce qu’il faut s’extraire de tout conditionnement social identitaire, et qu’on se retrouve donc finalement seul. Mais on peut alors élever très haut son niveau de vibration, ce qui nous met en contact avec l’inspiration, c’est-à-dire, tout compte fait, avec la source première de toute information.

Il faudrait renoncer à tout, pour tout recevoir ?

Oui, lâcher prise, pour se rendre disponible. En fait, il y a un dialogue entre notre dehors et notre dedans. Si tu es seul au bord de l’océan, ta vie intérieure aura tendance à partir dans un « mood » contemplatif. Si tu es dans une discothèque, que tu bois du whisky, que la musique est forte et que des filles dansent autour de toi, tu vas te trouver dans une vibration très sexuelle et ta vie intérieure va s’en imprégner. En même temps, il faudrait pouvoir se libérer des préjugés. Dans l’absolu, il n’y a pas de raison que l’on soit moins créatif dans une discothèque, entouré de gens drogués et dionysiaques, que tout seul sur une plage. Théoriquement, ça ne devrait pas être le lieu qui compte, et ma vie intérieure devrait avoir un certain degré d’autonomie. Dans la pratique, ce n’est pas toujours évident…

Mais notre vie intérieure ne dépend-elle pas énormément des autres ?

Je ne sais pas… Certains êtres t’influencent durablement, c’est sûr. Un professeur de musique, un maître d’un art martial, une adepte du yoga du son m’ont ainsi offert, chacun à une époque et à sa façon, un morceau de colonne vertébrale – en m’apprenant une technique, un art du geste, un rapport entre le corps et l’âme, un goût de la rigueur. Mais ce fut si court, si imparfait ! S’affranchir du poids des traditions et des habitudes, c’est merveilleux, mais quel espace ça laisse ! Quel vide ! Chacun erre dans le terrain vague de sa propre liberté, se choisit quelques maîtres rencontrés en chemin pour tâcher de rendre fertiles quelques bouts de son désert intérieur, en attendant de trouver sa propre pulsation, la profondeur de son intimité unique.

Tu parles d’un « art du geste ». Apprendre un geste t’a-t-il déjà révélé un lien entre ton dehors et ton dedans ?

Je crois que tout est dans le geste. Dans mon cas, je pense en particulier au mouvement de mes doigts sur un clavier. Mon grand-père était pianiste, mon père était pianiste, je suis pianiste, ils m’ont transmis l’amour du piano. Quand j’ai posé mes doigts sur le clavier pour la première fois, j’ai reconnu quelque chose qui, à l’intérieur de moi, me parlait incroyablement fort. J’étais tout d’un coup dans mon château intérieur. Pas de doute, pas de question. Pour une fois, la langue maternelle de l’âme passait par le masculin. Et ça s’est fait sans apprentissage, sans construction ni astreinte. Juste une longue traversée incertaine. Pour leur initiation, les adolescents indiens d’Amérique étaient jetés seuls dans la nature, sans aide, sans rien ; à eux de s’efforcer de ne pas mourir et de survivre. Cela nous concerne aussi. Il faut payer le prix de sa liberté.
Cela dit, pour en revenir à l’influence du monde extérieur sur notre vie intérieure, il n’y a pas que les humains qui puissent être des sources d’inspiration. Les animaux aussi. Ou les plantes, qui sont en contact permanent avec le fluide tellurique, c’est-à-dire avec l’âme de la terre. Je vois les plantes comme nos arrières-arrières-grands-mères. Elles sont là depuis bien plus longtemps que nous, elles nous ont toujours aidés et soutenus avec tellement de générosité ! Tout comme les animaux, comme tout ce qui respire sur la surface de cette planète.

Peux-tu imaginer une vie intérieure qui ne te pousserait pas vers la création, mais vers la contemplation ?

Sans problème ! Mais ce que je trouve magnifique dans la vie intérieure – et aussi mystérieux que la jungle -, c’est qu’elle est intransmissible. On peut effectivement ressentir une émotion très forte, très personnelle, en prenant conscience de la pulsion de vie à l’intérieur de soi, mais au fond on ne peut la transmettre d’aucune manière. C’est une expérience qui se situe en dehors de toute communication. En revanche, quelqu’un qui possède une vie intérieure forte donne de la qualité à tout ce qu’il fait. Et ça se voit, mais indirectement : cette qualité, on la ressent. On ne la voit pas, on ne l’explique pas, mais on la ressent et elle nous nourrit quelque part. Cette personne ne pourra jamais partager sa vision de façon explicite, mais elle va la transmettre en termes de présence, de rayonnement, de lumière. C’est tellement subtil que c’est presque non identifiable. Pourtant, j’ai l’impression que sans cette présence, le monde serait beaucoup plus fade qu’il ne l’est.

Le propre d’un artiste n’est-il pas justement de savoir exprimer à l’extérieur ce qu’il ressent à l’intérieur de lui ?

Sans doute, mais l’expression n’est jamais complète. Quand je donnais des concerts en solo, il m’arrivait souvent d’avoir des visions pendant que je chantais ou récitais des poèmes. Je voyais des sortes d’anges affairés à fabriquer chaque mot que je prononçais. Je les voyais œuvrant littéralement sur chaque syllabe. Toute une équipe visible de moi seul travaillait sur chaque mot et me le renvoyait. J’avais l’impression que chaque phrase se déployait vers moi au ralenti, dans un autre espace-temps, et ça durait une éternité, alors que je parlais à ma vitesse habituelle. Ces êtres semblaient se trouver dans des endroits assez paradisiaques, là où se fabriquent les mots, où s’élabore la poésie. Et j’y voyais ces mots se mélanger à de la lumière et à du son. Et ces anges me les envoyaient un par un, tranquillement, pour que je les prononce en les articulant avec la plus grande attention…
Évidemment, si je raconte ça aux gens, je passe pour un type loufoque, un fou délirant. Comment leur expliquer ce que j’étais pourtant bien obligé de constater : quand j’avais ces visions, chacun des mots que je prononçais avait une charge nettement plus grande que d’habitude, j’y adhérais plus que jamais ! Comme si leur aura en moi était poussée à son extrême. Je les sentais jusqu’au fond de mes cellules. Tout tombait pile à sa place. Tout était juste, carré. Il n’y avait plus de lutte ni de résistance. Ma vie intérieure s’écoulait de façon parfaitement fluide.

Et ton public le ressentait aussi ?

Justement, non ! C’étaient de bons concerts, mais, à leurs yeux, sans plus. Après coup, les gens ne me disaient pas : « C’est incroyable ! Que s’est-il passé ? Tu n’as jamais aussi bien chanté. » Leurs compliments restaient dans la norme. Alors qu’il pouvait arriver, à l’inverse, que l’on me fasse de grands éloges après un concert qui, de mon point de vue, ne s’était accompagné d’aucun bouleversement exceptionnel. Autrement dit, un grand remue-ménage intérieur n’est pas automatiquement transmissible à l’extérieur. Il ne l’est même jamais de façon intégrale.

Fais-tu des sessions de silence ou de méditation ?

Non, je n’ai pas le temps. J’observe de temps en temps des petits moments de vide, de silence, où je parviens à ne plus penser. Parfois en marchant, je me dis par exemple : « Tiens, jusqu’à tel immeuble, je ne veux plus avoir aucune pensée. » Et ça, c’est toujours très agréable, et même jouissif ! C’est une expérience intérieure hautement sensuelle que de parvenir à demeurer dans une simple présence, de marcher en parvenant à ne pas penser. En fait, je pratique alors une méditation naturelle.

Extrait de l’ouvrage À la recherche de la vie intérieure (Albin Michel, 2015)

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François Leclercq

François Leclercq est le fondateur de Bouddha News, site internet qui a pour but de diffuser des informations et des conseils pratiques sur le bouddhisme et la spiritualité. François Leclercq est né et a grandi à Paris. Il a étudié le bouddhisme à l'Université de Paris-Sorbonne, où il est diplômé en sciences sociales et en psychologie. Après avoir obtenu son diplôme, il s'est consacré à sa passion pour le bouddhisme et a voyagé dans le monde entier pour étudier et découvrir des pratiques différentes. Il a notamment visité le Tibet, le Népal, la Thaïlande, le Japon et la Chine.

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