« L’état de pure conscience dénuée de tout contenu, sujet qui peut sembler déconcertant à première vue, est un état dont tous les contemplatifs ont fait l’expérience », souligne le moine bouddhiste Matthieu Ricard. En effet, quiconque fait l’effort de stabiliser et de clarifier son esprit peut connaître cet état de non-identification à ses pensées et devenir ainsi « conscient » de ce que les bouddhistes appellent la « nature fondamentale de la conscience » autrement dit la vacuité. « Dans la théorie du Grand Véhicule Mahayana et Vajrayana il n’y a pas de différence entre le monde intérieur et la réalité physique extérieure. La dualité matière-conscience ou encore le problème corps-esprit est un faux débat étant donné qu’aucun des deux n’est doté d’une existence indépendante et intrinsèque. Un objet n’existe pas en soi. Il est toujours dépendant d’un autre objet. L’expérience est une bulle complète dans laquelle le sujet et l’objet sont unis. Le monde dualiste cartésien postulant une réalité matérielle et une conscience immatérielle ne pouvant entretenir de lien avec la première apparaît ainsi comme une hallucination », explique Patrick Carré sinologue, tibétologue, traducteur et écrivain français.
Pour sortir de cette méprise illusoire, les bouddhistes proposent d’expérimenter deux voies : celle de l’action charitable et celle de la méditation. L’accent est porté sur le changement intérieur que ces expériences impliquent à force d’entraînement. Dans sa quête pour expliquer la conscience, Michel Bitbol, à la fois physicien, médecin et philosophe, se questionne sur sa capacité à se saisir, elle-même, dans sa totalité : « S’interroger sur l’origine de la conscience est une activité peu ordinaire, parce que moins qu’aucune autre, elle ne saurait ignorer qu’elle est tournée vers elle-même. Dans une telle recherche, on ne peut pas se contenter de se poser fermement, avec une volonté d’élucidation, face à un objet d’étude. Car d’une part, l’objet dont il est question n’en est pas un, mais s’identifie à l’état du chercheur en train de se tendre vers lui. Et d’autre part, percevoir clairement cette configuration vertigineusement autoréférentielle exige un profond travail sur soi ». Il s’agit avant tout d’un chemin intérieur impliquant la transformation du chercheur.
Tout repose sur l’expérience, elle n’a de réalité que pour celui qui la vit.
Mais de quelle conscience parle-t-on ? Dans les dictionnaires, il est mentionné que le concept de conscience est multiple. Dans son sens premier, elle fait référence au savoir, mais désigne aussi tous les états mentaux ou émotionnels qui s’accompagnent d’une expérience vécue. La conscience semblerait englober ainsi l’appréhension subjective de nos expériences et la perception objective de la réalité. Par elle – et c’est surtout sur ce point que les spécialistes du bouddhisme insistent – nous est aussi donnée la capacité d’agir sur nous-même pour nous transformer. Dans tous les cas, elle est forcément reliée à l’expérience vécue par chacun – unique par définition – et ne peut se limiter à se définir de façon purement théorique. D’ailleurs comme le souligne justement Michel Bitbol, ce qui l’a guidé pour définir la conscience dans son livre, « c’est un exercice incessant d’attention qui permet de ne pas se perdre dans des raisonnements abstraits ».
« Plus nous nous accoutumons au mode de fonctionnement de l’esprit, plus nous développons la pleine conscience du moment présent et moins nous laissons l’étincelle des émotions afflictives devenir un feu ravageur incontrôlable. » Matthieu Ricard
Le bouddhisme reconnaît six, sept, voire huit aspects de la conscience. Pour Matthieu Ricard, le premier correspond à la conscience de base, qui a une connaissance globale du monde et qui sait que j’existe. Puis il y a cinq aspects de la conscience associés aux cinq expériences sensorielles : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Le septième niveau est la conscience mentale qui assigne des concepts abstraits aux six premiers aspects. La philosophie bouddhiste considère parfois une huitième instance de la conscience liée aux états mentaux conflictuels, qui altèrent la réalité comme la haine, la cupidité, etc. Ces huit aspects sont sous-tendus par ce que l’on appelle le « continuum lumineux de la conscience fondamentale », explique encore Matthieu Ricard : « La nature de la conscience est lumineuse dans le sens où elle permet de connaître le monde extérieur par l’intermédiaire de nos perceptions, et où elle éclaire notre monde intérieur par le biais de nos sensations, pensées, souvenirs, anticipations et conscience du moment présent. Elle est lumineuse par opposition à un objet inanimé qui est opaque, c’est-à-dire dénué de toute faculté cognitive ».
Les cercles vicieux de la souffrance
Pour simplifier, on pourrait distinguer deux grands aspects de la conscience à travers l’expérience que chacun peut faire : un aspect fondamental, une pure conscience éveillée qui est toujours présente, et des aspects adventices, autrement dit les élaborations mentales qui changent sans cesse. En laissant passer ses pensées sans se focaliser dessus, la méditation permet ainsi de faire l’expérience de cet aspect fondamental, immuable. Mais attention, elle ne consiste pas uniquement à se contrôler pour devenir plus heureux, précise Patrick Carré : « Il s’agit avant tout d’un engagement spirituel. Je médite parce que je veux devenir bouddha, c’est-à-dire une personne qui essaie de faire le bien des autres et qui est un peu moins soumise aux conditionnements que les êtres dits « ordinaires ». Le bouddha ne se sent jamais fatigué, car, au fond, il sait que tout est illusoire. En somme, il aide des êtres illusoires qui ne savent pas qu’ils n’existent pas. Il va s’atteler à leur démontrer qu’il n’y a rien, et ce, depuis toujours. Ce qui va prendre une éternité… ».
Pour autant, ce caractère illusoire n’enlève rien à la valeur de l’expérience vécue par le sujet. Pour Matthieu Ricard, « plus nous nous accoutumons au mode de fonctionnement de l’esprit, plus nous développons la pleine conscience du moment présent et moins nous laissons l’étincelle des émotions afflictives devenir un feu ravageur incontrôlable, capable de détruire notre bonheur et celui d’autrui ». La méditation est donc aussi une façon de se libérer des cercles de souffrance, ou samsara. Patrick Carré les décrit comme des cercles vicieux dans lesquels on répète toujours les mêmes schémas douloureux. Il précise : « La souffrance peut changer de couleur avec la prise de conscience toujours approfondie du caractère illusoire de tout ».
Dans tous les cas, il est intéressant de constater que la conscience, en tant qu’objet d’étude, représente l’un des plus grands défis scientifiques du XXIe siècle et qu’elle n’en finit pas de passionner en révélant ses mystères, notamment par l’étude des expériences de mort imminente. Ainsi, le psychiatre américain Raymond Moody, le premier à s’être intéressé à la question dans les années 70, décrit une « forme exacerbée de conscience » que vivent les personnes au seuil de la mort et affectant profondément leur vie. Les témoignages font souvent état d’une « conscience pure », accompagnée « d’un caractère lumineux », ce qui n’est pas sans rappeler la terminologie bouddhiste