Qu’est-ce que la violence ? L’auto-immolation dans le bouddhisme japonais

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Passage à Fudaraku. De kagawa5.jp

Début octobre, j’ai été invité à participer à un atelier sur le bouddhisme, la violence et la non-violence, organisé par l’American University et parrainé par la Fondation Uberoi pour les études religieuses. Dans ma présentation, j’ai examiné certains textes et pratiques au Japon qui compliquent la compréhension bouddhiste apparemment simple de la violence et de la non-violence.

L’accent du bouddhisme sur la non-violence (skt : ahiṃsā), formulé dans le premier précepte (skt : śīla) et, alternativement, traduit par non-blessure ou non-préjudice, est bien connu. Le premier précepte et l’exhortation générale de ahiṃsā semblent assez simples. Cependant, il existe des textes et des pratiques du bouddhisme Mahāyāna, par exemple la pratique de l’auto-immolation, qui compliquent le problème.

Aujourd’hui, j’aimerais examiner certains de ces phénomènes, les interpréter à la lumière des idées et des textes bouddhistes Mahāyāna, suggérer une nouvelle conception de la violence et La non-violence, et identifier quelques implications pour les affaires contemporaines. Compte tenu de l’état actuel du monde, ces idées ne sont plus de vaines spéculations : elles acquièrent un nouveau sentiment d’urgence.

J’aimerais commencer par identifier quatre types de préjudice implicite et infligé dans certains textes et pratiques bouddhistes : 1) l’automutilation pour le bénéfice de soi ; 2) l’automutilation pour le bénéfice des autres ; 3) préjudice à autrui au profit de l’autre ; et 4) le préjudice causé à autrui pour le bénéfice de soi. Cette typologie est basée sur la rhétorique du « nous contre eux » que l’on retrouve dans de nombreuses descriptions de conflits violents.

Le corps de Bouddha de Tetsumonkai à Chūrenji. De exblog.jp

1) est illustré par ce qu’on appelle le « passage vers Fudaraku (fudaraku tokai); 2), par la pratique de l’auto-momification (sokushinbutsu); 3) par l’attaque au gaz sarin contre des membres d’Aum Shirikyō dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995 ; et 4), par le soutien que certains penseurs et prêtres bouddhistes zen ont apporté au militarisme japonais qui a conduit à la guerre du Pacifique et, ironiquement, à toute théorie de guerre juste.

En raison de contraintes de temps, j’aimerais me concentrer sur les deux premières pratiques. Ils semblent également s’aligner plus facilement sur la doctrine bouddhiste du non-soi (skt : anatman). Les pratiques d’automutilation au profit d’autrui, comme l’auto-immolation, évoquent d’innombrables histoires dans le monde. Contes de Jātaka et les sûtras du Mahāyāna (tels que le Vimalakirti Sutra) illustrant l’idéal du bodhisattva.

Le « passage vers Fudaraku » décrit la pratique consistant à sauter des bateaux dans l’océan en scandant le nom d’Amida (Amitabha) afin d’atteindre la re/naissance en Terre Pure (Jp : ōjō). Dans un certain sens, ces pratiquants, historiques ou fictifs, ont choisi un environnement contrôlé pour leur mort afin de s’assurer que la dernière pensée qui leur venait à l’esprit était le nom du Bouddha Amitabha.

À Edo au Japon (1603-1868), quelques moines Shingon ont suivi une pratique de six ans qui comprenait un régime d’écorce et d’aiguilles de pin appelé pratique de consommation d’arbres (Jp : mokujikigyō), pratique de la cascade (Jp : takigyō), et boire du thé Urushi dans le but de se momifier et de devenir un « bouddha dans ce corps même ». On pense que ces moines pratiquaient continuellement et accomplissaient des miracles.

Ces pratiques soulèvent trois questions centrales : 1) Une question métaphysique : qui fait le mal, qui est blessé ? 2) Une question épistémologique : à quoi renvoie le mot « violence » ? et 3) Une question morale : quel type de comportement est approprié ? Il est évidemment impossible de répondre en 1 000 mots à ces trois questions. Je citerai donc brièvement trois textes pour illustrer les enjeux.

Pour examiner la nature de la victime et du bourreau, je citerai les réflexions de DT Suzuki sur le combat à l’épée. Pour explorer le sens du mot « violence » lui-même, je me réfugierai dans le Sûtra du Diamant (Vajracchedikā Prajñāpāramitā Sūtra). Et pour résoudre l’énigme morale sur « qu’est-ce qui est la bonne chose », je me tournerai vers l’ouvrage de Dōgen. Shōbōgenzō Shoakumakusa.

L’application problématique par DT Suzuki de la « doctrine de la vacuité » (skt : śūnyatāvāda) au combat à l’épée en particulier et à la guerre en général est la suivante : « Comme chacun d’eux est du vide et n’a pas d’« esprit » (Jp : kokoro), celui qui frappe n’est pas un homme, l’épée dans ses mains n’est pas une épée, et le « moi » qui est sur le point d’être abattu est comme la brise printanière fendue dans un éclair. »*

Le Sûtra du Diamant remet en question nos hypothèses sur ce à quoi le langage fait réellement référence. Évidemment, il n’aborde pas le terme « violence », mais nous pouvons paraphraser ses déclarations comme suit : « la soi-disant violence n’est pas de la violence »** et « Le Bouddha a expliqué que les opinions sur la violence ne sont pas des opinions sur la violence ; c’est pourquoi nous les appelons ainsi. »*** C’est pourquoi j’utilise le terme «La non-violence

Enfin, dans son commentaire sur Dharmapada, Dōgen déclare : « Parfois, la pratique de la foi et la pratique du Dharma peuvent être considérées comme différentes. Mais ces enseignements séparés sont les mêmes. Par exemple, le śrāvaka l’adhésion aux préceptes n’est pas différente de la violation des préceptes par le bodhisattva. »**** En d’autres termes, « l’adhésion au (1. précepte) n’est pas différente de sa violation. »

« La violence est-elle la même que la non-violence » ? Cela semble plutôt choquant. Alors, comment résoudre cette énigme ? L’un des problèmes est que de nombreuses interprétations de cette énigme, comme la proposition d’interpréter l’approche bouddhiste Mahāyāna comme un antinomisme ou même comme une théorie de l’amoralité, utilisent un langage conceptuel et une pensée extérieure à la tradition bouddhiste.

Ce que je voudrais faire ici, c’est façonner un cadre moral à partir des idées et des concepts philosophiques développés au sein de la tradition bouddhiste, plus explicitement du « quadruple monde du Dharma » de Chengguan (738-839) (Ch : Shifajie) et de ce que j’appelle « l’éthique de l’expression » de Dōgen. Je crois qu’un tel cadre est mieux adapté pour révéler la conception Mahāyāna de la La non-violence.

Dōgen suggère : « Maintenant, moi et l’autre nous engageons dans des pratiques libératrices et entrons dans une…. . . dialogue; lui et un autre s’engagent dans des pratiques libératrices et entrent dans un . . . dialogue. En moi (comme en lui), il y a l’expression et il y a la non-expression. » ***** Bref, chaque affirmation, métaphysique ou morale, met en lumière un aspect de notre humanité commune et en obscurcit un autre.

Par conséquent, j’ai traduit le « quadruple monde du Dharma » de Chengguan en une philosophie à la quatrième personne :

« Même si une approche à la première personne est motivée par mon narratif, une approche à la troisième personne de le grand récit et une approche à la deuxième personne par DEUX histoires potentiellement contradictoires, une approche à la quatrième personne engage un multiplicité de points de vue dans un multilogue créatif. »******

Approche à la première personne. Image gracieuseté de l’auteur.
Approche à la troisième personne. Image gracieuseté de l’auteur.
Approche à la deuxième personne. Image gracieuseté de l’auteur.
Approche à la quatrième personne. Image gracieuseté de l’auteur.

Avec l’aide de ces deux penseurs, j’ai pu développer un cadre philosophique pour repenser le concept de non/violence comme La non-violence pour résoudre quelques énigmes centrales : pourquoi certains actes semblent-ils moraux d’un point de vue et immoraux d’un autre ? Pourquoi certains préjudices sont-ils considérés comme acceptables et d’autres non ? Comment pouvons-nous naviguer dans ces labyrinthes ?

Alors, où cela nous mène-t-il ? Je voudrais vous laisser avec quelques lignes directrices : 1) Il n’existe pas de théorie unifiée de La non-violence mais seulement des théories contextualisées ; 2) Le discours sur la moralité et les préceptes ont quatre dimensions : personnelle/subjective, universelle/normative, relationnelle et multicouche ; 3) Chaque acte et chaque concept est simultanément affirmant et négation de la vie ; et enfin, 4) un comportement approprié doit être négocié dans un multilogue qui inclut, sans toutefois s’y limiter, un discours rationnel mais embrasse toutes les modalités existentielles. Une approche à la fois à la première et à la troisième personne La non-violence sont insuffisants. Le premier est subjectif, le second est extérieur aux expériences des êtres humains et les fait taire tout en les aliénant.

Nous devons négocier un « comportement approprié » dans un multilogue qui inclut toutes les personnes concernées et impliquées ; nous devons protéger tous les participants à un conflit ; nous devons reconnaître nos histoires entrelacées et les structures de pouvoir actuelles ; nous devons avant tout écouter ceux qui sont réduits au silence et marginalisés. C’est « l’enseignement du Bouddha », c’est la voie des bodhisattvas.

* Yagyū Tajima no Kami Munenori comme qtd. par DT Suzuki comme qtd. dans Victoria 2010, 117.

**T235.8.749b25

***T235.8.752b18-20

****DZZ 1 : 280.

*****DZZ 1 : 304.

****** Kopf 2021, 2023.

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François Leclercq

François Leclercq est le fondateur de Bouddha News, site internet qui a pour but de diffuser des informations et des conseils pratiques sur le bouddhisme et la spiritualité. François Leclercq est né et a grandi à Paris. Il a étudié le bouddhisme à l'Université de Paris-Sorbonne, où il est diplômé en sciences sociales et en psychologie. Après avoir obtenu son diplôme, il s'est consacré à sa passion pour le bouddhisme et a voyagé dans le monde entier pour étudier et découvrir des pratiques différentes. Il a notamment visité le Tibet, le Népal, la Thaïlande, le Japon et la Chine.

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