Avec votre Fondation, vous avez décidé de miser sur l’éducation. Pouvez-vous nous donner quelques principes éducatifs en lien avec le bouddhisme qui vous sembleraient importants d’apprendre en Occident ?
Je crois que la vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. Dans le bouddhisme, il y a l’idée de ne pas s’attacher, de ne pas attacher de valeur à quelque chose. Il faut avoir une certaine indifférence pour les événements de la vie. Cela vous évite d’être malheureux. Mais, en même temps, il faut essayer de la rendre la meilleure possible pour soi-même et pour les autres. Le bouddhisme est une sorte de médecine intérieure et naturelle, une médecine de l’âme qui prend la vie comme elle est.
Le bouddhisme est-il toujours pacifique ?
La paix extérieure commence par la paix intérieure. Mais ce n’est pas parce que vous êtes supposé avoir la paix intérieure que vous êtes pacifique. Le bouddhisme n’a jamais cherché à convertir quelqu’un par la force, n’a jamais fait de prosélytisme. Cela étant, certains bouddhistes ne s’entendent pas avec certains autres : dans le sud de la Thaïlande, des musulmans sont persécutés. En Birmanie, les moines bouddhistes n’aiment pas beaucoup les Rohingyas. Au Sri Lanka, certains moines estimaient que les Tamouls hindouistes ou chrétiens devaient être éliminés… Aucune religion n’a le monopole de la guerre ni le secret de la paix.
« Le bouddhisme est une sorte de médecine intérieure et naturelle, une médecine de l’âme qui prend la vie comme elle est. »
Concernant la sexualité, retrouve-t-on dans le bouddhisme une approche similaire aux autres religions ?
Quelle que soit la religion, la sexualité est la même pour tous les êtres humains. Ces questions ont entraîné certains déchirements entre les écoles bouddhiques, notamment la séparation entre le Theravada ou Hinayana (doctrine des Anciens) et le Mahayana (Grand Véhicule) : les premiers affirmaient qu’avoir une éjaculation nocturne était un démérite, alors que les seconds considéraient que c’était naturel. Il y a toujours des gens qui sont un peu trop moralisateurs. La sexualité, il faut lui donner sa place dans notre vie : toute sa place et rien que sa place. Pas d’addiction au sexe donc, mais une sexualité bien tempérée n’est pas du tout incompatible avec le bouddhisme.
Au fil de son histoire, le bouddhisme s’est adapté aux civilisations qu’il a côtoyées. Faudrait-il occidentaliser le bouddhisme, sans le déformer, pour qu’il puisse se développer plus rapidement en Occident ?
Le bouddhisme est né dans le nord de l’Inde, à la frontière du Népal. S’il a presque disparu de l’Inde aujourd’hui, 98% des bouddhistes vivent actuellement en Asie du Sud-est ou de l’Est. Seuls 2% vivent en dehors du continent asiatique. Pourrait-on augmenter ce pourcentage en occidentalisant le bouddhisme ? Je ne suis pas sûr. En Europe, on dit que le bouddhisme est une philosophie. Il s’agit pourtant, aussi, d’une religion cléricale, avec 400 000 moines : c’est autant que le nombre de prêtres catholiques ! Sur ce plan, que ce soit dans le Theravada ou le Vajrayana (le Véhicule de Diamant tibétain), ce qui est essentiel, c’est le clergé, le Sangha, la communauté monastique. Dans le Mahayana, le clergé joue un rôle un petit peu moins important, mais tout de même ! Je pense donc qu’il n’y a pas de bouddhisme sans monastère, de la même manière qu’il n’y a pas de catholicisme ni d’orthodoxie sans monastère. En Asie, tout le monde va dans les pagodes, on donne à manger aux moines avec leur bol à aumône au petit matin… Je crois qu’en faire simplement une philosophie, c’est se tromper. Cela étant, on peut être influencé par le bouddhisme sans en faire une religion, en en faisant un principe de pensée et d’action.
« Le bouddhisme a beaucoup souffert du XXe siècle et du « rideau de bambou », l’équivalent du « rideau de fer » en Europe. Mais on voit, depuis quelques années, un retour au religieux dans plusieurs pays d’Asie.
On dit souvent, chez les enseignants bouddhistes, qu’il faut au moins trois générations pour adapter le bouddhisme au pays dans lequel il se trouve. Une façon de l’adapter en Occident ne serait-il pas de diminuer les rites et les dogmes, et d’en faire une philosophie pratique ?
Moins de rituels dans le bouddhisme, c’est ce que fait l’école Hoa Hao au Vietnam. Depuis un siècle, elle a voulu faire un bouddhisme de l’unité, plus simple, orienté vers une méditation personnelle. Je pense évidemment qu’il peut y avoir un bouddhisme moins rituel, qu’on peut alléger ou moderniser certains rites. Mais attention quand même : en chinois, la religion c’est souvent le rite (« Li »). Chaque année, au Temple de la Littérature, à Hanoi (Vietnam), on rend hommage aux grands ancêtres lettrés, aux docteurs, avec le petit bâtonnet d’encens, avec le gong, avec des prières répétées… Dans une civilisation très rituelle, où la question de la foi ne se pose pas tellement, je pense que le rite est indispensable.
Comment avez-vous découvert le bouddhisme ? Et avec qui ?
Je l’ai découvert avec une foule ! Dans les grandes villes comme dans les villages, il existe une vraie piété populaire. Cette dévotion dure depuis 2500 ans. Et comme pour toutes les grandes religions, rien ne la fait mourir. Plus vous la persécutez, plus elle renaît. Le bouddhisme a beaucoup souffert du XXe siècle et du « rideau de bambou », l’équivalent du « rideau de fer » en Europe. Mais on voit, depuis quelques années, un retour au religieux dans plusieurs pays d’Asie. Au Laos, beaucoup de dirigeants communistes, en principe athées, font leurs prières devant les statues de Bouddha. Pour eux, ce n’est pas incompatible. Finalement, le plus grand ennemi du bouddhisme, comme du christianisme, c’est la société de consommation, le matérialisme ambiant, une société de confort… Lorsqu’il faut choisir entre l’entrée au monastère, très pauvre, et une profession où l’on gagne bien sa vie, on hésite beaucoup.
En Occident, le bouddhisme, notamment tibétain, a connu une embellie dans les années 1990, consécutive au Prix Nobel du Dalaï-Lama, en 1989. Où en est aujourd’hui l’intérêt des Français pour le bouddhisme ?
Nous sommes sur une période de déclin médiatique et en même temps sur une période de prise de conscience des réalités du bouddhisme. Le bouddhisme du réel n’est pas celui du rêve. Et, sur ce plan-là, je pense que nous avons tous beaucoup à apprendre, car la richesse intellectuelle et spirituelle du bouddhisme est considérable.
Que retenez-vous en priorité de la doctrine originelle du Bouddha ?
Quand je vois, 2 500 ans après sa vie, un étudiant vietnamien que je connais faire une petite prière « Mon bon Bouddha, faites que je sois reçu à Polytechnique », c’est quand même que cet homme historique était quelqu’un de très exceptionnel ! Chacun peut tirer de l’enseignement du Bouddha ce qui convient à sa personne, à son époque et à sa société. En cela, le bouddhisme est une religion universelle, comme le christianisme ou l’islam. Il peut nous donner non pas des leçons de didactique, mais plutôt des exemples de ce qui est permis de faire et conseillé de ne pas faire.
Comment le bouddhisme peut-il alors répondre aux défis de notre époque, notamment dans des domaines comme la bioéthique, les neurosciences ou l’environnement ?
Toutes les époques demandent quelque chose à une religion. Attention à ne pas vouloir transformer les neurosciences en une vérité d’évangile… Par contre, ce que le bouddhisme peut nous montrer, c’est que la méditation peut être utile. Mais on peut dire méditation, ou prière, ou réflexion, ou tout simplement silence intérieur. Ça peut toujours être utile, même et surtout dans le vacarme de la vie moderne et urbaine.
Pour véhiculer ces idées, quel rôle devrait, à vos yeux, jouer un site comme le nôtre ?
Il doit pouvoir accueillir le plus grand nombre de personnes possibles, dans leur diversité essentielle, sans jamais imposer une école du bouddhisme, mais plutôt en montrant que le Bouddha était un homme d’accueil. Il avait des disciples chez les riches – il avait un ami qui était P.D.G. d’une société de transport de 500 charrettes – et chez les pauvres. Il a reçu des dons importants et, en même temps, il vivait une vie très simple. On peut toujours trouver dans le bouddhisme quelque chose qui peut parler aux dirigeants de notre pays, mais aussi aux dirigés, à ceux qui ont des moyens financiers importants et à ceux qui n’en ont pas