Thich Nhat Hanh : Portrait du moine qui nous apprend à faire la paix avec nous-même et avec les autres

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Pour quelle raison se sent-on si proche de Thich Nhat Hanh, quand on le rencontre et l’écoute, ou simplement quand on le lit ? Le monde des guides spirituels ne manque pas de grandes figures, mais rares sont celles qui posent leur humanité avec autant de transparence. Ce qu’il propose est simple et tout est là. Mais est-ce si étonnant après une pareille saga ?

Thich Nhat Hanh. Le Village des Pruniers. La communauté de l’Inter-Être. Le regard profond. La respiration de la pleine conscience. La non-peur. L’art de dépasser la colère… S’il fallait résumer en un mot cet homme, sa saga, son réseau, son enseignement, ses influences en plusieurs lieux de la planète, peut-être choisirait-on le mot « douceur ». Quoi de plus doux que cette voix, que les histoires qu’elle raconte, que les poèmes qu’elle chante, que les thèmes qu’elle fait résonner en nous, que les gestes qu’elle induit chez ceux qui s’en imprègnent ?

Quand vous arrivez au Village des Pruniers, en Dordogne, c’est cela qui vous frappe, ou plutôt vous caresse : les attitudes, les regards, les voix sont empreints d’une douceur peu commune. Au fil des jours, depuis la méditation du matin jusqu’à celle du soir, au réfectoire comme dans les ateliers, et même quand tout se fige artificiellement quelques secondes, en « arrêt sur image », parce que la cloche vient de sonner (n’importe quand dans la journée), ce qui sert à chacun à se rappeler à lui-même et à revenir à une respiration consciente et reconnaissante – « J’inspire, je suis conscient de la vie en moi et autour de moi ; j’expire, je me sens en vie » -, cette douceur s’avère authentique, réelle, profonde, ancrée.

C’est d’autant plus impressionnant qu’à l’origine, cet homme, sa saga, son réseau ont été trempés au feu des plus redoutables combats : la résistance des jeunes bouddhistes engagés contre la guerre du Vietnam. Certains n’hésitaient pas alors à s’immoler par le feu, non pour assassiner, comme le font les kamikazes intégristes, mais pour prendre sur eux la douleur du monde et signaler que l’inacceptable avait été franchi.

Du coup, le mot « douceur » prend une dimension tout autre, ontologique, cosmique. Des chrétiens vous le disent, en larmes : « Écoutant Thich Nhat Hanh, j’ai enfin compris les mystères les plus insensés des Évangiles, par exemple cette invitation de Jésus à tendre l’autre joue, quand on vous a giflé. » C’est vrai que quand « Thây » (« maître » en vietnamien, c’est ainsi que l’appellent ses élèves) parle, avec son infinie douceur, de la nécessité de comprendre nos adversaires, parce que, tout comme nous, ils sont trompés par leurs « perceptions erronées », on a la sensation d’entendre : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Une résonance « christiano-bouddhique » dont le maître de 94 ans se réjouit ouvertement : même si sa propre spiritualité ne se fonde pas sur un Dieu personnel, n’a-t-il pas écrit un livre très sensible sur les affinités entre Bouddha et Jésus ? Il y rappelait que le maître des chrétiens invitait ses disciples à se comporter comme les oiseaux du ciel, qui vivent en conscience, ici et maintenant, sans se soucier continuellement d’investir et d’amasser pour demain.

Tout n’avait pourtant pas commencé de façon idyllique entre Thich Nhat Hanh et les chrétiens, du moins ceux qui avaient installé un pouvoir dictatorial à Saigon, à la fin des années 50…

Traqué par des hommes masqués dans la nuit

En ce temps-là, Thich Nhat Hanh était un jeune leader bouddhiste en révolte. Ordonné moine à seize ans en 1942, il avait mené de brillantes études, en histoire et en science des religions, sans toutefois trouver de monastère à sa convenance. Choqué par la corruption, le laisser-aller et l’archaïsme de la plupart des centres bouddhistes, cet homme sensible et humble qui écrivait des poèmes s’était retrouvé avec quelques autres, dans un monastère abandonné, rêvant d’une révolution pacifique. Comment adapter les préceptes du Bouddha à ce monde moderne, plein de violence et de tentations ? Certainement pas en passant sa vie à allumer des bâtons d’encens pour obtenir les grâces divines et une bonne réincarnation ! L’endormissement général était d’autant plus rageant que la spiritualité bouddhiste leur semblait une réponse simple et idéale aux boursouflures contemporaines – ce qu’ils exprimèrent d’abord en fondant la « Communauté de l’Inter-être ». Une vision à la fois quotidienne et systémique : ce que je fais à l’autre, je me le fais à moi-même ; le battement d’aile d’un papillon peut déclencher une tempête ; tout se tient ; le moi est une illusion… Bref, ces jeunes moines œuvraient à un aggiornamento fondamental de leur spiritualité.

« Écoutant Thich Nhat Hanh, j’ai enfin compris les mystères les plus insensés des Évangiles, par exemple cette invitation de Jésus à tendre l’autre joue, quand on vous a giflé. » Un chrétien à propos du maître.

Cela se sut, notamment par le biais d’une petite revue de leur cru. En quelques mois, ils furent repérés par beaucoup de jeunes épris d’idéal… mais aussi par les policiers du dictateur Ngo Dinh Diem. D’un catholicisme intégriste dur, Diem pratiquait un prosélytisme ouvert et menait la guerre contre les bouddhistes actifs – torturant et assassinant au besoin, ce contre quoi s’immolèrent les premiers moines martyrs -, dans l’espoir, entre autres, de plaire au Vatican et d’obtenir un titre de cardinal pour son frère. Les tueurs de Diem se mirent bientôt sur la piste de Thich Nhat Hanh. Mais, entre-temps, celui-ci était parti aux États-Unis, pour étudier puis enseigner les religions comparées (à Princeton et à Columbia)…

La consolidation du « bouddhisme engagé » n’allait vraiment se faire qu’à partir de 1963. Moins de dix ans après la défaite française de Dien-Bien-Phu, la guérilla communiste contre le Sud et la répression aveugle du gouvernement de Saigon se nourrissant l’une l’autre, une véritable guerre était en train de se rallumer. Dans ces conditions, impossible pour Thich Nhat Hanh de rester en Amérique. Coïncidence : Diem venait d’être renversé…

C’est alors que Thây rencontre une jeune fille passionnée, Cao Ngoc Phuong, étudiante en biologie, qui, quasiment seule, monte un réseau d’entraide dans les quartiers pauvres de la capitale sud-vietnamienne. Très vite, elle lui déclare son désir de devenir moniale, dans le même esprit que lui. Il saura la faire patienter plus de dix ans : la future sœur Chân Không (« Merveilleuse Vacuité »), bras droit de Thich Nhat Hanh et cofondatrice du Village des Pruniers, est trop utile à l’époque en tant que laïque ; pour la cause, elle doit garder ses cheveux longs et sacrifier son désir d’entrer dans les ordres, pour agir plus librement sur tous les terrains. Ensemble, les deux jeunes gens vont mener une action prodigieuse sur plusieurs fronts : social, diplomatique, spirituel.

C’est certainement le social qui les rassemble alors le mieux. D’une façon qui fait assez penser aux prêtres ouvriers, Thich Nhat Hanh et ceux qui le suivent travaillent d’arrache-pied dans les zones les plus pauvres, banlieues ou villages de campagne. Leur organisation prend le nom d’École de la jeunesse pour le service social (une cinquantaine d’années après, le réseau existe toujours !). Cet engagement enthousiasme beaucoup de jeunes Vietnamiens (bouddhistes et chrétiens progressistes), mais déplaît fortement aux hégémonies politiques. Les communistes, pour l’instant, ne disent rien… Ce sont les réacs catholiques qui, à nouveau, attaquent. Le général Diem a été remplacé par le général Thieu, mais rien n’a changé. De nouveau, des tueurs sont aux trousses du moine. Plusieurs fois, des hommes masqués jetteront des grenades dans des maisons endormies, faisant plusieurs morts et beaucoup de blessés, mais sans jamais réussir à coincer Thich Nhat Hanh… qui ne dort jamais deux nuits au même endroit.

La guerre devient totale. La multiplication des bombardements américains jette l’effroi dans des zones de plus en plus vastes. Luttant avec peine contre la colère et le désespoir (par la méditation, et aussi par l’écriture de poèmes), Thây décide de gagner New York pour secouer l’opinion. Il rencontre le ministre de la Défense, Robert McNamara, et le camp pacifiste américain lui fait bon accueil. Le moine bouddhiste rencontre le pape Paul VI, le moine catholique Thomas Merton et le pasteur protestant Martin Luther King. Ce dernier, apprenant tout ce qu’il fait depuis des années, va le proposer comme candidat au Prix Nobel de la Paix… (c’eût été mérité). Mais la guerre continue et quand Thây veut rentrer à Saigon, les portes sont fermées. Désormais, il devra suivre les événements à distance. Pour lui, c’est une souffrance redoublée.

La spiritualité telle qu’il la conçoit est tellement proche du quotidien, que certains croient y déceler des motivations politiques. En réclamant l’ouverture de discussions entre Nord et Sud, les bouddhistes engagés ne cherchent-ils pas à représenter une « troisième force » qui tirera les marrons du feu ? Pour Thây, l’essentiel se joue ailleurs : les deux camps sont les jouets de leurs « perceptions et désirs erronés », cause de toute violence, et seule une évolution vers la « pleine conscience » peut leur ouvrir les yeux et les amener à la compassion nécessaire pour signer la paix. « Nous sommes tous capables de pratiquer la non-violence, dit le moine, il faut commencer par reconnaître que nous portons tous en nous à la fois des graines de compassion et de violence. Arrosons les premières, le bébé Bouddha s’éveille en nous ! »

Bien sûr, les belligérants ricanent, dans les deux camps : « Erronées, nos perceptions ? Pas du tout ! Les communistes (ou les impérialistes, selon le cas) veulent nous éliminer, ils vont voir de quel bois nous nous chauffons ! Guerre totale ! » Dix ans plus tard, après des centaines de milliers de morts et d’inimaginables souffrances, Thây et ses amis participeront aux Rencontres, puis aux Accords de Paris, qui se solderont par le départ en catastrophe des Américains, en 1975, et l’entrée du Vietcong dans Saigon aussitôt rebaptisée Hô Chi Minh Ville.

Alliance entre bouddhistes engagés et communistes ? Non : en pleine euphorie victorieuse, les nouveaux maîtres du Vietnam réunifié font comprendre à Thich Nhat Hanh qu’il est inutile de demander un visa de retour. Qu’il reste à l’étranger ! Le marxisme-léninisme n’a nul besoin de son bouddhisme ni d’aucune autre « idéologie obscurantiste » vieille de plusieurs millénaires.

Quand l’exil impose de créer

Commence pour la « Communauté de l’Inter-Être », en exil à Paris, une période difficile et pourtant riche de potentialités insoupçonnées. D’une façon quelque peu similaire à celle des Tibétains après l’invasion chinoise de 1959, ces Vietnamiens vont se trouver dans l’obligation de créer des modes d’expression nouveaux, adaptés non seulement à leurs concitoyens, mais à tous les humains.

Au début, c’est impossible. Ils pensent à leur pays 24h/24. Et ce que les médias leur disent des « boat people », qui tentent de fuir le régime communiste, ne leur laisse pas le choix : tous leurs efforts sont tendus vers le Golfe de Siam, où ils interviennent avant même l’appareillage de l’Île de lumière de Bernard Kouchner. Mais à la longue, l’impuissance les ronge (Thây ne s’en sort qu’en écrivant des poèmes et des nouvelles pour enfants). Installée en camping, dans une ferme proche de Paris, la « Communauté des patates douces », comme ils s’appellent pour rire, est menacée par l’amertume. Leur sursaut va se faire en plusieurs étapes…

D’abord, ils se trouvent confrontés à des milliers de Vietnamiens arrachés à leur pays, aux familles séparées et détruites. Beaucoup de ces gens vont si mal qu’ils se retrouvent en psychiatrie, mais sans succès. Ce sera l’un des premiers résultats frappants, en Occident, du « retour au bouddhisme originel » de Thây. Revenant aux bases de l’enseignement du Bouddha, c’est-à-dire à une méthode pragmatique pour :

  • respirer consciemment
  • arrêter l’agitation et la dispersion mentales
  • regarder profondément en soi
  • y distinguer la souffrance
  • l’apaiser
  • réaliser qu’il n’y a pas de coupure entre soi et le monde
  • différencier en soi les graines de la colère de celles de la conscience
  • arroser ces dernières

Le maître vietnamien réussit à remettre en selle des centaines de ses compatriotes en état de « traumatisme lourd », que la médecine occidentale ne sait comment soigner. Qui rêverait d’une meilleure démonstration pour éprouver une technique de « développement personnel » ? – terme que Thây ne récuse pas, mais complète : « Il s’agit d’un développement personnel… et collectif ! Les trois précieux trésors ne sont-ils pas, indissociablement liés, le Bouddha (dont l’histoire prouve que tout humain peut connaître l’éveil), le Dharma (la nécessité de s’appuyer sur l’enseignement d’un grand éveillé) et la Sangha (la communauté des pratiquants, qu’ils soient moines et moniales ou laïcs) ? ».

« Nous sommes tous capables de pratiquer la non-violence, il faut commencer par reconnaître que nous portons tous en nous à la fois des graines de compassion et de violence. Arrosons les premières, le bébé Bouddha s’éveille en nous ! » Thich Nhat Hanh

Sous sa douceur légendaire, le maître n’a pas dévié d’un degré son cap vers le projet de départ : fonder une communauté nouvelle qui respecte le bouddhisme originel. La fondation d’un nouvel ordre, non sans affinité avec les Franciscains, revêtus, comme eux, d’une robe marron, signe d’humilité et d’amour de la nature. De fait, Thich Nhat Hanh va prendre l’initiative d’ordonner des moines et des moniales, hors de la stricte tradition orthodoxe (qui exigerait la présence d’au moins dix moines certifiés), faisant avec les premiers postulants le voyage jusqu’en Inde, à l’endroit où le Bouddha lui-même a enseigné et où l’ordination prend une force particulière. C’est ainsi qu’après plus de dix ans d’attente, Cao Ngoc Phuong va devenir Sœur Chân Không – confirmant son rôle de première assistante de Thây.

Quand arrive le début des années 80, une évidence s’impose : leur exil va durer. Thich Nhat Hanh et sœur Chan Khong se mettent alors à la recherche d’un endroit propice pour édifier, en France, le monastère que Thây n’a pas eu la chance de pouvoir fonder au Vietnam. Un monastère qu’il imagine depuis longtemps : ouvert aux laïcs autant qu’aux moines ; servant de lieu de pratique sociale, autant que de centre de méditation ; en résonance avec le monde moderne, mais aussi avec les splendeurs de la nature ; où le catalyseur sera le bouddhisme, mais où les pratiquants d’autres spiritualités se sentiront à l’aise.

Leur premier voyage les amène en Provence. Mais le mistral est trop fort et rend Thây nerveux (Sœur Chân Không en rit encore). Le Bordelais et la Dordogne leur vont mieux. C’est là, à quelques kilomètres de Sainte-Foy-la-grande, qu’une série de coïncidences va leur permettre d’acheter, au fil des années, une, puis deux, puis trois anciennes fermes – baptisés Hameau du bas, Hameau du haut et Hameau nouveau. Un ensemble que Thich Nhat Hanh nommera « le village des pruniers », en référence à un arbre vénéré par les bouddhistes – symbole d’éternité -, dont il plantera 1250 spécimens (chiffre sacré) sur ces terres d’un monde nouveau.

Deux types de population vont se côtoyer là : d’une part des moines et moniales, observant sans faiblesse – avec, semble-t-il, plus de rigueur qu’ailleurs – les cinq préceptes définis du temps du Bouddha (pauvreté, chasteté, fraternité…) (1) ; d’autre part, des laïcs venus de tous les horizons, d’abord de la diaspora vietnamienne, puis de la mouvance bouddhiste française (beaucoup de soignants et de psychothérapeutes), puis du monde entier et notamment des États-Unis, où Thich Nhat Hanh n’a jamais cessé d’être considéré comme un guide spirituel de haut niveau. Peu nombreux au début, les moines et moniales sont aujourd’hui (été 2006) environ 250, à parts égales entre hommes et femmes, ce qui représente désormais un ordre de belle importance. Les laïcs, de plus en plus nombreux, sont rarement moins de six cents, aux retraites que la Communauté de l’Inter-Être organise plusieurs fois par an…

Des retraites qui constituent une forme précieuse de ressourcement, encadrées de différentes façons :

  • par l’enseignement de Thây, toujours aussi chaleureux, doux, humain, souvent axé sur les difficultés relationnelles et les souffrances amoureuses des participants.
  • par des séances de relaxation, souvent murmurées et chantées, dans un lâcher-prise enviable, par Sœur Chân Không, qui a gardé une voix de jeune fille.
  • par des rituels de salutation – les Touchers à la terre -, où chacun est invité à se prosterner sur le sol, à plusieurs reprises, prenant conscience chaque fois de ses propres ancêtres : d’abord biologiques et familiaux, puis culturels et nationaux, enfin spirituels et essentiels.
  • par des marches méditatives, souvent menées par Thich Nhat Hanh lui-même, à travers la campagne… ou en pleine ville, comme ce fut le cas à Paris (cf encadré).

Par ailleurs, Thây voyage énormément, en particulier aux États-Unis, où il a fondé deux mini-monastères (en Californie et au Massachusetts). Un peu partout, il donne des conférences, aussi bien auprès des dirigeants d’entreprises que des détenus en prison, avec un principe simple : entrer en résonance avec le type de souffrance spécifique au groupe visité. Tout le monde souffre, mais chacun à sa façon. Ainsi prône-t-il une « compassion de caméléon ». Le bouddhisme lui-même ne s’est-il pas toujours adapté aux cultures locales, tibétaine au Tibet, chinoise en Chine, etc. ?

Le plus émouvant de ces voyages a eu lieu début 2005 et a duré trois mois. Après trente-neuf ans d’exil, le maître bouddhiste venait enfin de recevoir l’autorisation de retourner dans son pays.

Retour triomphal, trente-neuf ans après

Nous l’avions rencontré à Roissy, juste avant son décollage pour Hanoi. Avec la prudence d’un chat marchant sur la glace, il nous avait dit que ce voyage serait une reprise de contact privée et qu’il remerciait le Parti communiste vietnamien d’avoir levé son interdiction de visa. En fait, la demande est autant venue du Parti que de lui – une histoire d’image de marque, de droits de l’homme, de rapports avec l’OMC, etc. Les négociations avaient duré de longs mois.

Pour Thich Nhat Hanh, pas question de revenir dans n’importe quelles conditions : il voulait être sûr de pouvoir parler devant un public. Les communistes désiraient limiter sa visite aux temples bouddhistes qui, comme les églises en Occident, ne sont plus fréquentés que par de vieilles femmes. Thây exigea de parler dans les universités. Craignant comme la peste l’idée de meetings étudiants partant à la dérive, les communistes refusèrent. C’est alors que l’un d’eux eut l’idée de proposer à Thây de parler devant l’école… des cadres du Parti – par définition sous contrôle. À leur surprise, le deal convint au maître – qui avait par ailleurs obtenu d’être accompagné d’un cortège de cent moines et moniales et de cent laïcs.

« Si devenir bouddhiste vous amenait à ne plus aimer votre pays, ça ne vaudrait pas la peine ! Si vous êtes communiste, soyez-le vraiment ! Revenez à votre essence. Retrouvez le sens initial ! Karl Marx était certainement un homme d’une grande spiritualité. Soyez dignes d’être ses enfants ! » Thich Nhat Hanh

Le choc du retour, après trente-neuf ans d’exil, fut très émouvant. Sur une terre qu’il avait quittée à l’agonie, les signes de la guerre avaient presque disparu sous la verdure et derrière l’image d’une jeunesse s’égayant sur des milliers de motocyclettes klaxonnant jour et nuit. Le voyage commença froidement. La parano policière était intense. Aux premières réunions, les trois quarts des invités, pourtant triés sur le volet, se virent refuser leur entrée. Le fiasco était possible. Mais la bonne volonté de la délégation était telle et la soif de dialogue des Vietnamiens, membres du parti ou pas, si intense, que les choses s’arrangèrent – d’autant que Thây réservait à ses hôtes une surprise…

La première fois, ils n’en crurent pas leurs oreilles. Quelqu’un avait posé la question tabou : « Puis-je aimer mon pays et respecter les cinq préceptes du bouddhisme ? » (entendez : aimer mon pays = être communiste). La voix du vieux maître fut sans hésitation : « Si devenir bouddhiste vous amenait à ne plus aimer votre pays, ça ne vaudrait pas la peine ! Si vous êtes communiste, soyez-le vraiment ! Revenez à votre essence. Retrouvez le sens initial ! Karl Marx était certainement un homme d’une grande spiritualité. Soyez dignes d’être ses enfants ! »

Quand les dirigeants du parti comprirent que la réponse n’était pas de la provocation – malgré la malicieuse remarque : « Communistes, je crois que nous le sommes davantage au Village des Pruniers que vous ici » -, ce fut l’euphorie. Le bouddhisme revisité à l’occidentale pourrait donc aider le Vietnam dans son marasme ? La presse fut autorisée à relater les interventions de Thây et des foules de plus en plus grandes purent écouter le prestigieux visiteur et suivre ses invitations à respirer consciemment. Quand, mis en confiance, certains n’hésitaient plus à critiquer le parti, le maître s’en sortait par la compassion : « Aidez vos chefs et votre parti à demeurer ou à redevenir fidèles à eux-mêmes ; la tâche n’est pas facile pour eux ! Mais n’oubliez pas : un arbre sans racines ne peut donner de fruits ».

Plus les semaines s’écoulaient, plus les demandes affluaient, débordant le protocole : demandes de conférences supplémentaires, mais aussi candidatures de jeunes désireux de devenir moines – personne ne leur avait dit à quoi ressemblait le bouddhisme engagé et l’image qu’ils avaient des moines du Vietnam était troublée par bien des rumeurs de corruption, ce dont Thây n’hésita pas à se dire fort attristé…

Mais son optimisme fondamental demeure, le poussant à dire que « la pensée juste et la parole aimante débouchent forcément sur l’action adéquate » et que, même chez une personne à 90% négative, il faut voir et surtout « arroser » les 10% positifs, qui représentent ses graines de l’Éveil. À la psychanalyste Christiane Rolin, qui venait de le suivre plusieurs semaines et qui se disait « transformée par ce voyage spirituel », il précisa : « Il ne s’agit pas d’êtres humains faisant un voyage spirituel, mais d’êtres spirituels accomplissant un voyage humain. »

« Aimer, dit-il aussi, c’est être vraiment présent. » Lui l’est pleinement.

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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