Maître Kosho/Loïc Vuillemin : « L’apnée, comme le zazen, amène à l’expérience de sa propre intériorité. »

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Le moine Loïc Vuillemin, certifié Maître Zen en 2013, fait aujourd’hui partie des meilleurs apnéistes du monde, et a participé aux derniers championnats du monde d’apnée, en septembre 2019. Rencontre au dojo zen de Genève, l’un des plus vieux d’Europe, où il a ses habitudes.

Vous vous êtes récemment lancé, avec succès, dans la pratique de l’apnée sportive : n’est-ce pas contradictoire avec votre engagement dans le bouddhisme ?

Au fond, la première personne à avoir décrit une forme d’apnée, de manière naturelle et spontanée, c’est le Bouddha Shakyamuni, avec la fameuse attention au souffle, l’anapanasati. C’est la principale voie d’accès aux Dhyanas. Lorsqu’il décrit ces niveaux d’absorption, il est question de « l’abandon du souffle ». Quelqu’un qui pratique de manière sérieuse la méditation et le zazen sera forcément confronté à cela, à un moment donné, dans sa pratique. La respiration fait partie de la méditation, car elle relie, dans certaines pratiques, à la sensation du vide. Quand on respire, on sent tout ce qui se passe à l’intérieur de soi, le souffle est une forme de conscience.

Dans le même temps, l’apnée est un sport qui mène à une certaine expérience spirituelle : passé un certain niveau de profondeur, les sensations physiologiques sont de l’ordre du mystique… Les eaux profondes modifient considérablement l’acuité de l’esprit. Beaucoup d’apnéistes ont l’intuition d’une forme de spiritualité dans ce sport extrême qu’ils pratiquent.

Le zazen, que vous pratiquez quotidiennement depuis 24 ans, a-t-il des points communs avec ce sport ?

En soi, le zazen est une déclinaison dynamique de la position assise et silencieuse du Mahamudra, presque une évolution sportive de la méditation. La nuque, le buste, les épaules, tout doit rester droit, car le corps et l’esprit ne font qu’un : si le corps est voûté, alors l’esprit sera voûté… C’est Bodhidharma qui a insisté sur cette manière de pratiquer, faisant fi de la superstition et des croyances. La concentration sur la posture peut aller au-delà du conscient, ce n’est plus le cerveau qui guide, mais le cœur et les tripes, on fait appel à l’intelligence du corps.

L’art essentiel du zazen, c’est de finir par penser depuis les tréfonds de la non-pensée. C’est à ce moment-là qu’il y a quelque chose de plus profond qui se révèle : c’est l’expérience spirituelle. On est le réceptacle et la source d’une foi universelle, et cela permet d’accepter son propre abandon. Or quand on plonge, le fait de s’abandonner un peu soi-même permet de faire disparaître la peur ! C’est ça, pour moi, le point commun entre le bouddhisme et l’apnée : je lâche prise. Moi, à la fin, je ne plonge plus, je me laisse simplement couler.

Vous avez ressenti de la peur, en apnée ?

Oui, cela peut arriver, tous les apnéistes ont des peurs diffuses. Moi par exemple, je ne suis pas un casse-cou, je n’aime pas les risques inconsidérés, mais je me suis rendu compte que j’avais peur de mourir de ma propre initiative : cela peut être le cas si l’on s’entête à réaliser un objectif trop ambitieux… À un certain moment dans la descente, il faut savoir rester lucide. C’est ce qui rend si particulier l’exercice de l’apnée en compétition : il faut savoir évaluer soi-même sa propre capacité. Et dans la quête d’une performance, l’apnée oblige malgré tout à savoir faire preuve d’une grande sagesse, celle-là même qu’aide à acquérir le zazen. Traditionnellement, la sagesse et la performance font rarement bon ménage, mais l’apnée oblige à les conjuguer ensemble. L’apnée, comme la méditation, amènent à se retrouver face à soi-même.

Diriez-vous que la pratique de la méditation peut aider à développer des facultés d’apnée ?

On ne s’y met pas pour de mauvaises raisons, on ne fait pas de la méditation pour améliorer ses performances d’apnée ! Ce que nous enseigne le zazen, c’est qu’il faut faire l’expérience de soi, par soi-même. Chaque personne a une expérience de l’Éveil ou de l’illumination spirituelle très différente. Mais il ne faut pas y mettre trop d’attente. C’est le principe du mushotoku, qu’on enseigne pour apprendre à abandonner le but : si l’on pratique avec un objectif précis, alors on obstrue l’esprit, on l’empêche de trouver la voie. L’efficacité du zazen est dans le relâchement, elle ne t’appartient pas, ce n’est pas individuel. En cela, ça peut être utile aux apnéistes, puisque cela peut aider à laisser tomber l’idée de performance – qui n’existe pas en zazen. La personne qui pratique un peu, chaque soir, avant d’aller se coucher, aide ainsi son esprit à se détendre, à prendre des vacances de soi. Et elle est plus en forme le lendemain.

« Traditionnellement, la sagesse et la performance font rarement bon ménage, mais l’apnée oblige à les conjuguer ensemble. L’apnée, comme la méditation, amènent à se retrouver face à soi-même. »

Il ne faut pas non plus prêter à la méditation plus de pouvoir qu’elle n’en a. Pour l’anecdote, quand je suis arrivé dans le milieu de l’apnée, certains pensaient qu’en tant que moine, j’avais des pouvoirs spéciaux et que j’arrivais à arrêter mon cœur ! Au début, quand je plongeais, j’avais des phrases zen ou la Voie du sabre qui me venaient en tête… Ça a peut-être marché jusqu’à une certaine profondeur. Mais pour descendre plus bas, j’ai fait comme tout le monde : des exercices de respiration, des étirements, du yoga, etc.

Et, à l’inverse, l’apnée a-t-elle certaines choses à transmettre au bouddhisme ?

Oui, bien sûr ! J’essaye d’initier les moines zen à l’apnée pour qu’ils redécouvrent l’importance des muscles intercostaux, comment fonctionne le diaphragme, etc. Et pour se confronter à des émotions nouvelles, aussi : en deux minutes d’apnée sous l’eau, certains ont bien plus peur qu’en vingt ans dans un dojo ! D’une certaine façon, c’est un engagement qui ne se fait jamais sous cette forme dans la spiritualité : on n’apprend pas à se mettre en danger pour mobiliser toutes ses forces et toute son énergie…

Comment conciliez-vous l’esprit de compétition, inhérent au haut niveau sportif, avec les valeurs du bouddhisme ? Cela pourrait paraître incompatible, à première vue…

En apnée, je ne me sens pas vraiment en concurrence avec les autres, je n’essaye pas de battre quelqu’un. C’est aussi lié au format spécifique de compétition de l’apnée, qui est fait de telle sorte qu’il n’y a pas possibilité de surenchérir (chacun annonce un score de profondeur sans connaître celui de ses concurrents, et c’est ce score-là, et uniquement celui-ci, s’il est validé, qui sera décompté, ndlr), qui consiste d’abord en un travail sur soi-même. C’est ça, finalement, l’esprit de compétition en apnée, c’est être capable d’admettre que quand on ne peut pas y arriver, il faut remonter.

Et puis, entre nous, la compétition existe aussi dans la religion, entre ses différents courants ou à l’intérieur de ses ordres – moi, j’ai été bien plus compétitif en matière de discipline bouddhiste que dans l’apnée ! – et pas sûr que cela soit plus sain par essence… Au moins, en apnée, il y a un appareil de mesure étalonné scientifiquement, un chiffre objectif qui donne un gagnant et un perdant : celui qui plonge à 100 mètres est descendu plus bas que celui à 90 mètres. Dans la religion, ça n’existe pas : est-ce que les enseignements du Dalaï-Lama sont plus profonds que ceux de Jésus Christ ou ceux de Mahomet ?

L’apnée est un drôle de sport, car personne ne nous voit vraiment quand on est sous l’eau… Le joueur de tennis, on voit qu’il transpire, qu’il a mal ou qu’il rate son geste. Mais l’apnéiste, tout se joue dans le regard qu’il va lancer aux juges, une fois remonté à la surface. C’est là qu’on voit s’il est encore maître de ses moyens, ou non. L’apnée a ces deux dimensions : c’est un sport, car il oppose à d’autres, mais c’est aussi spirituel, car cela se joue beaucoup en soi-même. Comment gagne-t-on plus de profondeur, au sens propre en apnée comme au sens figuré, dans le domaine du sport ? La réponse me paraît évidente : en la cherchant d’abord à l’intérieur de soi-même.

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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