Boris Cyrulnik : retrouver l’art de la simplicité

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Neurologue et psychiatre reconnu, Boris Cyrulnik a beaucoup travaillé sur le concept de « résilience », définie comme la capacité à prendre un nouveau développement après un trauma. Le confinement était donc l’occasion parfaite de lui demander conseil.

Au début du confinement, vous avez parlé d’un sentiment de « beauté angoissante » pour qualifier l’étrange période qui s’ouvrait. Presque deux mois plus tard, que reste-t-il de ce sentiment ?

Il y avait quelque chose de magnifique à voir tous ces paysages beaucoup plus distinctement. Le matin, dans mon jardin, je pouvais entendre les oiseaux comme jamais et sentir l’odeur des arbres que je ne sentais plus, habituellement, à cause des voitures ! Et elles étaient belles, ces images de Paris ou de New York complètement désertées, de l’eau redevenue claire à Venise, on n’avait jamais vu ça… Mais à la longue, cette beauté s’est affaiblie, et il reste surtout l’angoisse, qui se développe.

Pourquoi ?

Car nous ne sommes pas faits pour vivre ainsi. On confond solitude et confinement : la solitude, c’est quand on a besoin de s’isoler un peu, de se replier sur soi-même, pour souffler et pour couper un moment avec nos relations humaines qui peuvent être fatigantes et conflictuelles. Ces respirations sont souhaitables, nécessaires. Mais le confinement, ce n’est pas ça : c’est une sorte de prison, ce n’est pas un moment désiré, et tout le monde finit par trouver le temps long. Même les plaisirs forcés de goûter au silence ou de ralentir finissent gâchés par l’usure… L’expérience de la solitude prolongée, et imposée, représente une agression psychologique.

Cette période peut-elle générer des troubles, à terme, pour chacun d’entre nous ?

Quand on isole quelqu’un sensoriellement, cela restreint la stimulation de son cerveau. Il n’y a plus ce mécanisme régulateur de la présence de l’autre. Or les expériences prouvent que cette absence de stimulation cérébrale provoque des altérations neurologiques, on peut le voir sur les photographies en neuro-imagerie : s’il n’y a pas d’alter ego, le cerveau s’éteint. Et si cela dure longtemps, cela provoque des angoisses et des décompensations psychologiques.

De nombreuses études ont été menées sur les dimensions d’isolement sensoriel : le seuil est variable – certains ont des facteurs de vulnérabilité antérieurs à l’agression, qui les fragilise -, mais à la fin, tout le monde finit par craquer…

Dans vos travaux sur la « résilience », vous avez justement travaillé sur les « facteurs de protection » : lesquels préconisez-vous à ceux qui pourraient être confinés encore un moment ?

Il faut plonger en soi, essayer de trouver les ressources au fond de soi et autour de soi. Cela peut consister à se remettre à la lecture ou à la musique, pour ceux qui avaient arrêté ou renoncé. Se recentrer sur soi et vivre à son rythme peuvent être des choses réconfortantes, au début. Le sens qu’on donne à l’épreuve va en partie déterminer la façon dont on l’éprouve.

Mais ces protections ne peuvent être que momentanées, car si cela dure trop longtemps, c’est notre rythme global qui se trouve déséquilibré. Or le rythme est un élément du vivant, il y a le jour, la nuit, l’activité puis le repos, etc. Le spéléologue Antoine Spire en avait fait l’expérience, dans les années 60, quand il s’était isolé dans une grotte profonde : au bout de quelques jours à peine, il était complètement désynchronisé par rapport au rythme du jour, et en fait, il vivait plutôt des journées de 25 ou 26 heures. Dans un autre style, c’est aussi ce que raconte Jean-François Clervoy, ancien cosmonaute : ils emmènent souvent beaucoup de livres en mission, avec la ferme intention de lire pour s’occuper, et finalement, n’y touchent pas, car ils finissent complètement hébétés devant la situation…

Une première phase de déconfinement doit être amorcée prochainement : vous êtes-vous projeté, de votre côté ?

Bien sûr, il faut. J’ai l’intention d’écrire un livre, et surtout, d’essayer de revoir ma famille, et mes amis !

La notion de « gestes barrières » peut-elle s’enraciner durablement dans les esprits, et avec quelles conséquences ?

On va changer de rituels de politesse et d’interaction, on passe son temps à en changer ! Ils changent même étonnamment vite : quand j’étais jeune, il était impensable de faire la bise à une fille et encore plus à un garçon… Comme il était également impensable d’aller courtiser une fille sans s’être peigné ! Et pour la génération avant la mienne, les hommes devaient carrément s’incliner devant les filles, et les filles s’accroupir devant les hommes ! Ce qui, aujourd’hui, paraît tout à fait ahurissant à un jeune…

« Se recentrer sur soi et vivre à son rythme peuvent être des choses réconfortantes, au début. Le sens qu’on donne à l’épreuve va en partie déterminer la façon dont on l’éprouve. »

Au Japon, où j’étais il y a deux ans pour un congrès sur la résilience, j’ai pu constater que personne ne se serrait la main ni ne s’embrassait, même dans la famille. Le fait de ne pas se toucher dans les pays asiatiques a forcément joué un rôle dans la moindre diffusion du virus dans ces pays-là… Il n’y avait pas besoin d’inventer des gestes barrières, ils les avaient déjà culturellement !

À quelles autres grandes transformations culturelles peut ouvrir cette période ?

Il va y avoir des débats philosophiques passionnants : comment va-t-on organiser notre nouvelle manière de vivre ensemble ? On ne peut pas repartir sur les mêmes bases, se remettre à sprinter dans la grande compétition internationale, sinon on ne fera que remettre en place les conditions d’un nouveau virus, à terme.

Le chaos est déterministe, dès lors qu’il bouleverse et remet en cause les anciennes valeurs, c’est qu’il appelle à en mettre en place de nouvelles. Cela peut être source de réformes magnifiques : deux ans après la terrible peste de 1348, le servage avait par exemple disparu en France ! Mais attention, cela peut aussi être source de dictatures terrifiantes ! L’Histoire récente nous a suffisamment montré combien ces moments de chaos savaient être récupérés par des dictateurs, qui sont alors adorés…

On voit aussi fleurir plein d’initiatives solidaires à travers le pays, en ce moment : ne croyez-vous pas à un retour de valeurs séculières telles que la bienveillance et la coopération, qu’enseigne notamment le bouddhisme ?

On voit par exemple comment les petits marchés paysans reviennent en force avec la crise ; près de chez moi, il y a des cageots en libre distribution, avec une petite tirelire à côté, cela fonctionne sur la confiance, avec l’idée aussi d’un rythme plus apaisé. Ailleurs, des réseaux d’entraide se sont mis en place dans les quartiers, et on constate une plus grande attention à l’autre, aux vieux et aux enfants.  Dans la rue, les gens se disent bonjour, se sourient.

Cela revient aussi par l’intermédiaire de ce que l’on appelle « les petits métiers ». Plusieurs travaux de sociologie montrent que la solidarité est souvent beaucoup plus présente dans les métiers difficiles, mal payés. On redécouvre aujourd’hui l’importance des infirmiers, des facteurs, des éboueurs. Moi, je l’ai vécu dans les hôpitaux psychiatriques, où il y a un fort esprit d’entraide face à des contextes très compliqués. Exactement comme dans le temps, quand les paysans mutualisaient leur force, se partageait la moissonneuse batteuse, et tout le monde faisait alors la moisson de tout le monde… Et le soir, tout le monde faisait la fête au village !

On redécouvre ces valeurs ancestrales, qui ont toujours existé et qui existent encore à certains endroits. La solidarité est un très bon facteur de résilience, mais elle n’est pas acquise. Elle se construit, ou se reconstruit pour tous ceux qui ont suivi les cursus de grandes écoles, avec de longues études où l’on apprend d’abord à sprinter…

Il faut retrouver l’art de la simplicité ?

Absolument. On est devenu une population « obèse » de ses excès de consommation et de sédentarité. On sera bien mieux physiquement et moralement si on retrouve aussi bien une alimentation saine que l’esprit de la fête au village !

 

Découvrez la 2e partie de cet entretien :
> Boris Cyrulnik : « On a oublié qu’on fait partie du monde vivant »

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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